Zone Rouge : Le rêve est la vraie victoire sur le temps

Par Boukhalfa AMAZIT

- Il paraît que c'est cuit.
- Qu'est-ce qui est cuit ?
- L'Algérie française. C'est mort.
- Et tu as trouvé ça tout seul ?
(Jean-Claude Carrière)

Quand on a signé six scénarios, excusez du peu, pour Luis Buñuel, dont Le Charme Discret de la Bourgeoisie ou Belle de Jour, quand on a endossé des scripts pour Milos Forman, entre autres Valmont ; Les Fantômes de Goya, ou pour Andrzej Wajda, et parmi eux Danton ; Les Possédés. Quand on a adapté Le Tambour de Günter Grass pour Volker Schlöndorff et ce n'est pas le seul film, ou Un Dieu Rebelle pour Peter Fleishmann qui en a redemandé. Quand on a écrit pour Pierre Etaix (Le Soupirant), ou La Piscine pour Jacques Deray. Quand on a triomphé avec Peter Brooks avec l'adaptation de La Tempête de Shakespeare ou Le Mahâbhârata, une pièce monumentale de neuf heures !...
Bref, quand on s'appelle Jean-Claude Carrière et qu'on quitte ce bas monde un 8 février, à l'âge de 89 ans, en laissant derrière soi une œuvre aussi riche et d'une telle multiformité, on a le droit de déranger quelque peu les programmes télé, et de détourner les chroniqueurs de leur sujet initial, pour un hommage mérité, ô combien. On peut donc prétendre à un encens raisonnable qu'argumente l'œuvre, que motive son abondance et surtout qu'autorisent les qualités tant techniques qu'artistiques d'une longue carrière, sans jeu de mots. Une carrière internationale et surtout multiculturelle avec pour tronc commun à toute son œuvre : l'Humanité.
Luis Buñuel, disait de lui «Tout au long de ma vie, j'ai travaillé avec 28 écrivains différents (...) Celui avec lequel je me suis le plus identifié c'est sans doute Jean-Claude Carrière».
Un cursus professionnel, ininterrompu, sinon une fois, vers les débuts, à la fin des années 1950, pour une durée de deux ans, le temps du service militaire qu'il a effectué en Algérie pour les besoins de la guerre. Les «images que j'ai gardées de ce temps-là en Algérie sont les plus fortes de ma vie. Loin de s'effacer, elles se précisent chaque année à ma surprise. J'avais pourtant fait vœu de silence là-dessus, comme beaucoup d'autres. Mais à la longue, le silence peut devenir une parole, comme la guerre sans le savoir, devient la paix», ainsi qu'il l'écrit dans sa confession sous la forme d'un livre: La Paix des Braves, un titre emprunté au général De Gaulle, du temps ou le président français voulait mystifier les combattants de l'Armée de libération nationale. Certains lecteurs se souviennent peut-être, les plus âgés assurément, de ce discours prononcé le 28 octobre 1958, dans un de ces shows télévisés dont il avait le secret, au cours duquel il déclarait : «sans ambages, que les hommes de l'insurrection ont combattu courageusement. Que vienne la paix des braves et je suis sûr que les haines iront en s’effaçant» et bla-bla-bla-et bla-bla-bla.
Quand il voulait que «ceux qui ont ouvert le feu le cessent et qu'ils retournent à leurs familles, à leur travail». Une étrange invite à une reddition sans conditions qui fit grotesquement «pschitt», car suivie d'aucun effet, sinon un sourire en coin du FLN.
Fermons la parenthèse ouverte par la nécessité de l'explication du titre de l'ouvrage autobiographique du défunt. Ce n'est pas le seul, parce qu'il est en plus du scénariste prolifique, un romancier et essayiste de talent tout aussi fécond. Il ne sait pas ce qu'est une page blanche. Je témoigne qu'il écrivait en même temps deux ou trois scénarios pour des réalisateurs de nationalités donc de cultures toutes aussi différentes. «Il écrivait à l'ancienne»... se rappelle Ahmed Rachedi, qui partageait une grande amitié avec le grand disparu. «Il n'utilisait pas d'ordinateur. Du fait main», nous dit le réalisateur du Moulin de M. Fabre ! «Au stylo sur papier. De plus il écrivait souvent en compagnie du réalisateur. Plus personne ne fait ça. Il y a des metteurs en scène, qui n'ont jamais rencontré les scénaristes de leurs œuvres, même les plus marquantes.»
J'ai eu la chance de le rencontrer entre 1990 et 1992, de travailler avec Rachedi, et lui, en compagnie de l'écrivain et moudjahid, le commandant Si Azzedine ; le réalisateur Maurice Failvic, pour l'écriture et la réalisation d'une coproduction cinématographique algéro-française, la première du genre sur la guerre de Libération nationale. Plus de trente ans avant les propositions de M. Benjamin Stora sur la «réconciliation des mémoires».
Au mitan des années 1980, Serge Michel, militant anti- colonialiste, engagé au sein du FLN à Tunis, journaliste à
El Moudjahid durant la guerre, mais aussi un des fondateurs de l'agence nationale Algérie Presse Service (APS), le 1er décembre 1961, entre autres, ami de Luchino Visconti et de Roberto Rossellini, il présentera le commandant Si Azzedine à Carrière qui se souvient du début de «l'aventure» en ces termes : «Lorsque j’ai proposé au commandant Azzedine, figure mythique de la guerre d’indépendance algérienne, de faire un film commun sur ce que fut notre guerre, il a littéralement sauté de joie. Très vite Ahmed Rachedi et Boukhalfa Amazit nous ont rejoints, et de notre côté, Maurice Failevic, lui-même ancien d’Algérie. Au départ, l’entreprise paraissait utopique. Mais l’idée toute nouvelle avançait avec une vraie force et tout s’élabora véritablement ensemble. Il nous fallait essayer de revivre la réalité, mais sous un habit de fiction. Ces deux activités sont moins éloignées qu’on ne le pensait naguère, elles peuvent même s’entraider. Quant au champ du possible, il est parfois plus ouvert qu’on ne croit.»
Le film, achevé en 1992, entièrement tourné en Algérie, a obtenu le FIPA d'or à Biarritz en 1993. Autrement dit, l'équivalent de la Palme d'Or de Cannes, pour les téléfilms. Il n'aura pas été vu par le public algérien en raison, avaient argumenté, officiellement, les responsables «de la crudité des dialogues dans les scènes incluant des soldats». Comme beaucoup de téléfilms, sa carrière s'est résumée à deux soirées de projection des deux parties de 90 minutes chacune. Puis il est entré dans le circuit feutré des salles de répertoire et des cinémathèques ou encore des festivals. Puis le silence.
Invité au festival du Cinéma d'Alger édition de 2018, pour une conférence-débat, Carrière était, pour la dernière fois, l'invité de la Ville Blanche, qu'il adorait. Nous lui avons posé la question concernant C'était la Guerre, et la possibilité de se procurer des copies, ou éventuellement de les acheter.
«Figurez-vous que le film a complètement disparu de toutes les archives françaises, jusqu'y compris l'INA ! Mystère... Mystère...», avait-t-il répondu.
Envolé dans les méandres du temps comme un mirage dans le vent de sable.
Après tout, le cinéma n'est-il pas l'empire des illusions de notre époque ? Je ne sais pas ce qu'il en penserait, lui qui disait que «le rêve est la vraie victoire sur le temps».
B. A.
kalafamazit@gmail.com

Sources :
- Luis Buñuel. Mon dernier Soupir. Robert Laffont. Paris 1982
- Luis Buñuel. Entretiens avec Max Aub. Préface Jean-Claude Carrière. Belfond. Paris 1991.
- Cdt Azzedine / Jean-Claude Carrière.  C'était la Guerre. Paris 1993
- Les Cahiers du Cinéma. Nos.371/372. Mai 1985.

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