Zone rouge : DU MESUSAGE DE L'HISTOIRE

  • Par Boukhalfa Amazit

Il en va de l'Histoire comme de toute autre matière. Qu'elle soit physique ou immatérielle, elle est malléable, extensible, à la limite protéique. Autrement dit qu'elle change de forme, qu'elle s'use et se pétrit, selon l'usage que l'on en fait et les épreuves auxquelles nous la soumettons. Elle est compressible en-veux-tu-en-voilà, comme une œuvre de César Baldaccini. Ductile et élastique à volonté comme l'argile entre les doigts du potier. L'Histoire est un peu comme le boustrophédon,... attendez ne quittez pas, je m'explique... C'est un alphabet oriental également en usage chez les anciens Grecs, qui imite le «mouvement des sillons, dans lequel une ligne se lit de gauche à droite et la suivante de droite à gauche et ainsi de suite alternativement», comme le va-et-vient du laboureur dans son champ». Et d'un mot, pour faire court, l'Histoire se raconte comme elle est écrite. Et chacun sait que les modes d'écriture sont aussi nombreux que le sont les auteurs. Et que les lectures sont toutes aussi foisonnantes que le sont les lecteurs. Pourtant le Fait est un, unique, indivis et consubstantiel. Il s'agit surtout de l'usage que l'on en fait. Les nazis y ont trouvé le mythe de la race aryenne et ils ont fait mousser à l'envi la légende de Siegfried et des Nibelungen, pour en faire l'ossature de leur pouvoir raciste. Le Duce Mussolini a ressuscité la grandeur de Rome. Le colonialisme français, de son côté, a enseigné aux petits Malgaches, aux écoliers Vietnamiens et aux yaouleds d'Algérie, que leurs ancêtres étaient les Gaulois. Ils ont même prétendu que l'occupation de l'Algérie n'est qu'un juste retour des choses et tout à fait légitime du fait que notre pays avait «appartenu» à l'empire romain. Les sionistes en Israël s'inventent tous les jours une histoire qu'ils enseignent à leurs enfants, en détournant «scientifiquement» celle de la Palestine à leur profit. L'Algérie et les Algériens vont commémorer samedi la tragédie du 8 mai 1945. Ils vont se recueillir révérencieusement devant cette page ensanglantée, mais ô combien héroïque, de notre passé. Des gerbes de fleurs vont orner stèles et cénotaphes, statues et mausolées. On lèvera les mains, paumes ouvertes vers le ciel, pour recevoir les grâces, à l'instant, toujours saisissant, de la lecture de la Fatiha. Un cérémonial canonique nimbé de l'apparat officiel, qui prend fin comme on referme un livre, au moment où démarrent, dans un vrombissement synchronique, les véhicules des visiteurs cycliques. Rendez-vous est pris pour la fois prochaine. Inutile d'en préciser la date et l'heure, l'agenda électronique y pourvoira. Ainsi considérée, une date historique se réduit à un moment singulier du calendrier, ou bien un «endroit» de l'année pour s'acquitter d'une servitude à l'égard des ancêtres. Pour l'élève, ce serait la discipline fadasse du parcœurisme-roi, mais qui permet néanmoins, d'arrondir, au besoin, la moyenne du trimestre. Pas forcément, car à l'inverse, le cossard qui n'a pas appris et retenu son cours, ne sera pas cadeauté pour son impéritie. Loin de moi l'intention de douter des talents de nos pédagogues, en charge de la délicate matière historique, dans nos temples du savoir. Mais si nous prenons pour panel quelques potaches, glanés à l'improviste, à la sortie d'un bahut, et que nous leur posons une question d'histoire, même élémentaire, à moins bien sûr, de tomber sur le professeur, les autres... Croyez-moi, j'ai fait, il y a quelques années, l'expérience dans la rédaction d'un journal... Vous voudriez bien savoir lequel, mais je ne le dirai pas. J'avais interrogé des confrères qui, par ailleurs, étaient d'un très haut niveau professionnel, de brillants éditorialistes et des grands reporters, sur la date exacte de la tenue du Congrès de la Soummam... Rares étaient les bonnes réponses. Certains de mes honorables confrères ont prétexté l'oubli, d'autres se sont cognés contre un mur, en tentant de donner une réponse au hasard. J'ai lu les copies d'un test d'admission dans un organe de la presse publique, pour lequel s'étaient inscrits des titulaires de licence. D'aucuns avaient même fait valoir quelques années d'expérience dans des journaux. C'est comme cela que j'ai appris qu'Ibn Khaldoun était un homme de théâtre algérien (sic) et Mohamed-Larbi Ben M'Hidi un écrivain libanais ! (resic). Ce sont là des exemples extrêmes qui malheureusement sont significatifs du peu de cas que l'ont fait de l'histoire. On ne parle du 8 mai que le 8 Mai, de même pour le 1er Novembre, le 20 Août, le 5 Juillet, le 19 Mars, le 17 Octobre, le 11 Décembre, et que sais-je encore. L'histoire n'est pas un simple lieu dans le temps. Une halte. Un réflexe conditionné. L'écrivain russe Léon Tolstoï disait des «historiens [qu'ils] ressemblent à ces gens qui entreprennent de répondre à des questions qui ne leur ont pas été posées». Par automatisme comme s'ils s'adressaient aux interrogations du temps et non à celles de leurs congénères. Nous voudrions vivre notre histoire en la faisant vivre, par la littérature, le théâtre, le cinéma, la poésie, la peinture et toutes les formes de représentation. Attention, ce n'est pas le culte des morts ou de l'exaltation victimaire. Ce n'est pas non plus des successions de «terribles cortèges», ou des chapelets de dates, ni «lieu de félicité». L'histoire est vivante, complexe, elle interroge sans cesse qui la consulte autant qu'il l'interroge. Un biotope avec son écosystème particulier qui explique, sans forcément le justifier, notre vécu et notre présent et ce qui s'y déroule. L'Histoire est non seulement la preuve que nous sommes, mais elle nous identifie en nous disant qui nous sommes et ce que nous sommes.

B. A.

kalafamazit@gmail.com

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