Cantate de décembre : Le plan Challe ou le coup de derrière les fagots

II – LE PLAN CHALLE ou LE COUP DE DERRIÈRE LES FAGOTS

Par Boukhalfa AMAZIT

Les espoirs chétifs pour ne pas dire faméliques, suscités par le retour du général Charles de Gaulle aux affaires, ont fondu comme beurre en broche.
Il est vrai que les dirigeants du FLN ne se faisaient pas d'illusion. N'était-ce pas sous son autorité qu'eut lieu le massacre du printemps 1945 ? De Gaulle est un soldat, il a privilégié d'abord la solution militaire, quoi de plus logique ?

C’est, hélas, la guerre et la mort qui ont triomphé avec l'avènement du général de Gaulle. Il ne se trouve aucun acteur vivant (ou mort et l'ayant fait savoir) qui a participé à la guerre de Libération qui puisse affirmer le contraire.
Pour l'exécution de la partition militaire, il nommera le général Maurice Challe, «le seul qui avait réfléchi à la manière de gagner la guerre», disait-on dans les couloirs des ministères.
«Pour la première fois, les Français disposaient d'un chef qui avait un plan. Conçu par Salan, il fut appliqué par Challe.»
Après la mise entre parenthèses de tout le pays, par le renforcement des barrages électrifiés de la ligne Morice à l'Est et à l'Ouest, la guerre pouvait enfin se dérouler en vase clos. Étouffer l'ALN en empêchant son approvisionnement en armes et en munitions, puis reconquérir progressivement les positions fortes qu'elle s'était assurée dans les massifs montagneux après d'incontestables succès militaires, en mettant en action un remarquable bulldozer qui n'épargnerait aucun pouce de territoire. Telle était la base de la stratégie adoptée. Pour ce, le budget de l'armée en cette fin 1958 sera majoré de 16,9 pour cent, les taux d'imposition seront relevés et de nouvelles taxes créées. Plus d'un demi-million d'hommes seront nécessaires et mobilisés, pour la réalisation du plan Challe, sans doute le plus important jamais mis en place par l'institution militaire française durant la seconde moitié du 20e siècle. Est-ce ainsi que les grandes œuvres pacifiques se préparent ?
Méticuleusement, Challe mettra en place les instruments humains et tactiques qui vont lui assurer la victoire. Ruses de guerre, développement de l'arme psychologique, recherche et analyse du renseignement, utilisation maximale de l'intimidation, unités de combat adaptées comme les commandos de chasse ou les «réserves générales», même si elles demeurent dans les faits moins efficaces qu'espéré. Casser physiquement et moralement les wilayas l'une après l'autre par des opérations de très grande envergure qui réuniraient des milliers de soldats et des généraux en veux-tu, en-voilà.
La Wilaya V est la première à accuser le choc de départ.
Rien n'est négligé, l'aviation, l'artillerie, les blindés, l'infanterie, tout le pays est labouré par tout ce qui roule, pilonné par tous les calibres, piétiné par tout ce qui marche. Scruté et ratissé par tout ce qui vole. L'objectif est de donner des coups létaux, démonstratifs et résolutifs, pour que rien ne se relève. Casser toute l'organisation du FLN-ALN, mise en place patiemment jour après jour depuis le début du conflit. Broyer les populations, les affamer, pour les forcer à rejoindre les camps de regroupement dont l'objectif est de retirer «l'eau au poisson», selon la formule de Mao Zedong.
Faire perdre confiance en l'ALN, qui avait semé l'espérance dans les populations. Elles seront encadrées par les sournoises Sections administratives spécialisées (SAS), lesquelles vont instiller une propagande finement préparée à l'intention de populations analphabètes, ignorantes, superstitieuses, mais qui, malgré tout, demeureront attachées aux idéaux pour lesquels elles se sont engagées dès le départ avec l'ALN. Utilisant l'arme de la faim, la maladie, l'école, les dispensaires et souvent du chantage, en prenant en otage des familles ou tout simplement l'appât du gain, parfois aussi, hélas, la violence des purges due à l'épidémie de la «bleuite», les services psychologiques de guerre de l'armée française vont renforcer les harka.
Ceux-ci, ayant définitivement basculé de l'autre côté de l'abîme, vont se déchaîner contre ceux qui étaient naguère leurs propres mères et pères, sœurs et frères. C'est ainsi que furent créés les groupes d'autodéfense et les commandos de chasse, auxquels, les récents témoignages l'attestent, étaient confiées les basses besognes. Pendant les opérations du plan Challe, le nombre des harkis a considérablement augmenté. Selon l'historien Gilbert Meynier, «le nombre des Algériens combattant dans l'armée française augmenta considérablement de 60.000 à la fin 1957 à 90.000 en octobre et 189.000 au 1er juin 1960».
À la manière des exterminateurs, les régions étaient systématiquement traitées, une forêt après l'autre, talweg par talweg, par monts et par vaux. Une fois le carroyage terminé, les régions perquisitionnées étaient occupées par des unités légères. Mais cette stratégie s'est avérée peu payante, car, dès le rouleau compresseur passé, l'ALN réoccupait le terrain, sinon physiquement, mais politiquement par la présence discrète et efficace des commissaires politiques et de façon durable. La pacification n'est pas affaire de théories. Les officiers français l'apprendront trop tard. Ce qu'ils considéraient comme des bavures étaient en fait la conduite des affaires dans les camps de concentration. Les gardes, prétendument chargés de la sécurité, étaient en fait des geôliers qui avaient droit de vie et de mort sur les populations qui y étaient retenues contre leur gré.
Des chefs parmi les plus prestigieux que l'ALN ait connu, trouveront la mort dans les opérations du plan Challe. Amirouche, chef de la Wilaya III, et Si El-Haouès de la Wilaya VI, en route de Tunis pour réclamer des armes et des munitions au GPRA, tomberont à Djebel Thamer, non loin de Bou-Saâda, le 28 mars 1959. Si M'Hamed de la Wilaya IV trouvera la mort à Ouled Bouâachra (sud de la wilaya), le 5 mai. Le colonel Lotfi, le seul colonel de la Wilaya V à avoir commandé de l'intérieur, tombera au champ d'honneur le 29 mars 1960, du côté de Béchar.
En mars 1959, le GPRA réuni au Caire écoute un témoignage troublant du commandant Omar Oussedik, secrétaire d'état du GPRA, qui fait un rapport hallucinant de la situation à l'intérieur. La guerre, disait-il en substance, n'a jamais atteint une telle ampleur. Il relève le double langage de de Gaulle. D'un côté, il effleurait l'idée d'une certaine volonté d'ouverture politique, mais, de l'autre, il intensifiait les opérations militaires dévastatrices sur le terrain.
De son côté, en décembre 1959, le colonel Si Salah (Zamoum), de la wilaya IV, adressera, avant l'aventure élyséenne du conseil de wilaya, un véritable SOS désespéré à Tunis, pour demander, en termes durs, de l'aide en armes, en munitions et en cadres décimés par les «purges» et les opérations du plan Challe.
Les opérations «Courroie», «Pierres précieuses», «Jumelles», «Ariège», etc., si elles ont eu pour effet de déstabiliser l'ALN et toutes les institutions mises en place par elle, telles les Assemblées populaires, les instances judiciaires ou autres qui relevaient de la logistique, si elles ont sérieusement ébranlé le moral des djounoud, elles n'auront pas été plus meurtrières que le reste des combats durant les années précédentes. Les statistiques de l'armée française indiquent le chiffre de 26.000 en 1959, contre 33.500 en 1957. Ce «body couting» macabre ne reflète en rien la violence de l'offensive Challe, car il fait abstraction des victimes civiles lesquelles ont pâtit des exactions et des bombardements aveugles sur les villages, les douars, les déchras de l'ensemble du nord du pays.
Affaiblie humainement et matériellement, l'ALN ne connaîtra pas toutefois le doute que voulait installer l'offensive Challe dans les maquis. Elle sut s'adapter en réduisant la taille de ses unités et de ses ambitions stratégiques. Elle a su trouver, dans sa parfaite connaissance du terrain et de l'ennemi, les méthodes idoines de survie et de harcèlement, malgré les terribles pertes qu'elle a subit. Ce n'était pas une renaissance, mais une évolution stratégique qui lui a permis de durer.
Mais avec un remarquable sens de l’adaptation, les katibas de l’ALN, quoique durement affectées par les conditions épouvantable créées par l’extraordinaire débauche d’hommes et de moyens engagés dans ce que la presse coloniale s’obstinait à appeler, et ce depuis 1955, «le dernier quart d’heure», vont résister avec une rare résilience.
Juillet passe. Au grand dam du Premier ministre Michel Debré, le chef des forces armées qui avait résolu «de ne laisser au FLN ni le djebel ni la nuit», malgré des succès militaires certains sur le terrain, sera dans l’incapacité de présenter «le bulletin de victoire» attendu, espéré et ambitionné.
C’est la période que choisit le président De Gaulle pour aller en tournée «des popotes» et prendre le pouls des soldats qui, malgré des succès avérés, n’ont pas réduit la farouche détermination d’une armée de libération à poursuivre sa lutte jusqu’à la satisfaction de son objectif.
B. A.

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