
Présent sur les plus hauts reliefs d’Algérie, le cèdre de l’Atlas incarne une longue histoire entre l’homme, la montagne et le climat. Si ses peuplements montrent des signes de fragilité, des dynamiques de résilience subsistent. Sur le terrain, chercheurs, forestiers et habitants s’interrogent sur l’avenir de cet arbre emblématique.
Coupes abusives, urbanisation, défrichements, incendies récurrents et surpâturage rongent de plus en plus les espaces forestiers millénaires à un rythme alarmant. À cette pression croissante s’ajoute un adversaire de taille, le changement climatique. Les épisodes de sécheresse sévère, devenus plus fréquents, provoquent des mortalités massives dans les cédraies du pays. Dans certains massifs, des peuplements entiers ont disparu. Le cèdre de l’Atlas, majestueux et silencieux, veille sur nos montagnes depuis des millénaires. Il peuple encore les crêtes les plus élevées d’Algérie, du Djurdjura aux Aurès, de Théniet El Had à Chélia. Mais partout, son empire s’effrite. Le climat se réchauffe, les incendies se répètent, la pression humaine s’intensifie, et le pin d’Alep gagne du terrain. Scientifiques, forestiers et universitaires alertent. Dans les villages, les anciens se souviennent. Et sur le terrain, les forestiers constatent l’inéluctable. Un recul lent mais certain. À l’ombre de ces géants menacés, c’est tout un équilibre écologique et culturel qui vacille. Dans les hauteurs du Djurdjura comme dans les Aurès ou à l’ouest du pays, le silence est presque total. Les cèdres forment une cathédrale végétale. Certains atteignent 25 mètres de haut. Leurs troncs torsadés témoignent de leur âge. 100, 200, 300, parfois 500 ans. Mais les jeunes pousses sont rares, et les souches calcinées nombreuses. Sur certains versants, comme dans le Djurdjura, les pins d’Alep ont pris racine dans les clairières ouvertes par les incendies criminels des années 1990, mais aussi depuis 2017, déplorent les forestiers. «Le paysage a complètement changé et le sol ne cesse de s’appauvrir en raison des incendies et du surpâturage massif. La montagne perd ses repères», ont averti à l’unanimité des universitaires lors d’une rencontre organisée jeudi dernier au centre d'accueil principal du parc national du Djurdjura sis à la station climatique de Tikjda dans la wilaya de Bouira. Ce constat, disent-ils, n’est pas isolé. Dans les Aurès, autour de Chélia et de T’kout, les cédraies régressent aussi. À Théniet El Had, les vieux peuplements montrent des signes de stress hydrique. À Batna, les forestiers parlent d’une «régénération nulle». Partout, la même angoisse, voir disparaître une espèce emblématique, indissociable des grands massifs algériens. «Le cèdre, ce n’est pas juste un arbre. C’est une sentinelle. Quand il tombe, c’est tout l’écosystème qui est en déséquilibre», a alerté Khelaf Rabhi, enseignant-chercheur en foresterie à l’université Mouloud-Mammeri. S’exprimant lors d’une rencontre réunissant chercheurs, forestiers, écologues et étudiants autour du thème de la montée inquiétante du pin d’Alep dans le parc national du Djurdjura (PND), les intervenants s’accordent à dire que le recul du cèdre est multifactoriel. Les incendies, d’abord, ayant ravagé des milliers d’hectares. Le réchauffement climatique, ensuite, raccourcit l’hiver et réduit l’humidité dont le cèdre a besoin pour se développer. Mme Koubi, du Centre national de développement de la recherche biologique, rattachée au ministère de l’Environnement et de la Qualité de vie, a souligné l’urgence d’établir une base de données recensant toutes les espèces naturelles menacées. Le pin d’Alep, espèce pionnière, plus résiliente, colonise les espaces dégradés, empêchant ainsi le retour du cèdre. Ce phénomène inquiète particulièrement. Introduit massivement dans les années 1980 pour le reboisement, le pin d’Alep a prospéré. «Trop bien. Son feuillage dense bloque la lumière. Sa litière sèche alimente les feux. Ses racines puisent l’eau en profondeur. Dans les anciennes cédraies, il se comporte comme un occupant», déplore M. Khelaf, précisant qu’aucune cohabitation n’est possible à long terme. «Soit on contrôle sa progression, soit on laisse les cèdres disparaître», tranche-t-il. Mais le cèdre est aussi victime d'un conflit d'usage. Dans les zones rurales, les troupeaux pâturent librement, y compris dans les forêts protégées. «Les jeunes cèdres sont broutés avant même d’atteindre un mètre. Le bois mort, parfois ramassé en dépit des interdictions. Les coupes illégales, bien que marginales, existent. Et l’urbanisation progresse — routes, chalets, pistes — grignotant toujours un peu plus les versants », avertit Farid Belbachir, de l’université de Béjaïa. Dans ce contexte, les efforts de protection paraissent dérisoires. Le parc national du Djurdjura mène depuis quelques années des opérations de reboisement avec des plants issus de semences locales. À Théniet El Had, une pépinière tente de produire des cèdres adaptés à la sécheresse. Mais ces initiatives, aussi précieuses soient-elles, peinent à inverser la tendance. Car un cèdre met un siècle à devenir adulte, et il suffit d’un été sec ou d’une étincelle pour réduire à néant vingt ans d’efforts. Sur le terrain, les forestiers ne cachent pas leur découragement. «On fait ce qu’on peut, mais sans surveillance permanente, c’est peine perdue», lâche un agent en patrouille à Tikjda. Dans certaines zones, des clôtures expérimentales ont été installées pour protéger les jeunes pousses du bétail. Les résultats sont encourageants. Mais à l’échelle des massifs, cela reste symbolique. Le recul du cèdre touche aussi la mémoire. Dans les villages proches des parcs nationaux comme le PND, Théniet El Had, les Aurès ou encore l’Ouarsenis, l’arbre reste un repère. Il servait à construire, à se chauffer, à se protéger. «Mon grand-père racontait que les cèdres donnaient de l’ombre même en hiver. Aujourd’hui, on marche des heures sans en voir un seul», confie un sexagénaire de Saharidj. La mémoire populaire garde l’image d’un cèdre noble, droit, résistant. Mais la réalité le montre affaibli, isolé, menacé. Les efforts des pouvoirs publics ne sont pas négligeables. L’interdiction du camping et des barbecues dans les forêts, entrée depuis l’année 2022 en vigueur, marque le début d’une campagne nationale de lutte contre les incendies et commence à donner ses premiers résultats. Ce que réclament aujourd’hui les défenseurs du cèdre, c’est une stratégie nationale claire. Car le cèdre exige du temps long. Or, les politiques publiques fonctionnent dans l’urgence. Le cèdre, lui, vit au rythme des siècles. À 1 900 mètres d’altitude, dans une vallée encaissée du Djurdjura, un jeune plant de cèdre, à peine plus haut qu’un genou, pousse à l’abri d’un tronc effondré. Il est seul. Mais il est là. Témoin tout bonnement d’une résistance végétale que rien, pour l’instant, n’a encore totalement fait taire.
A. F.