
Entretien réalisé par Amel Saher
La question liée au passé, à la situation actuelle et au devenir de certains biens culturels et du patrimoine matériel et immatériel de la période coloniale française intéresse aussi bien les historiens, les hommes de culture et les politiques dans les deux pays. Fouad Soufi, historien, archiviste, ancien sous-directeur des Archives nationales et chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) apporte des précisions, des explications et quelques éléments de réponse à des interrogations sur le sujet, dans cet entretien accordé au journal El Moudjahid.
El Moudjahid : En tant qu’historien algérien ayant effectué de nombreuses recherches et produit des travaux sur la Révolution algérienne et la guerre de Libération et ses archives, pourquoi, selon vous, le dossier de la restitution des biens culturels et du patrimoine matériel transférés ou spoliés par l’administration coloniale française n’occupe-t-il pas la place qu’il mérite dans le débat public ?
Fouad Soufi : La place des biens culturels dans le débat public chez nous est difficile à évaluer, et pour cause. Des débats sur la culture, organisés surtout par le ministère chargé de la Culture, il y en a eu tant et plus depuis au moins 1963. Mais étaient-ils publics ? Mais aussi, votre préoccupation porte surtout sur la question de la restitution de ce que nous considérons comme faisant partie de notre patrimoine national.
Personnellement, je me demande s’il n’y a pas une évolution dans notre vocabulaire ? A mon avis, j’avoue citer tout cela de mémoire, notre vocabulaire juridique parle de patrimoine culturel et non pas de bien culturel. Lorsque l’on évoque le patrimoine d’une entreprise à sauvegarder, on parle économie, pas culture. Le lien patrimoine et propriété est immédiat. Ceci peut expliquer que notre pays a conservé, en 1962, les biens immeubles que l’Etat colonial, les départements, les entreprises publiques possédaient en France. Certaines œuvres muséales ont fait l’objet d’une restitution un peu plus tard malgré quelques contestations. Par contre, le principe même d’une restitution des archives du Gouvernement général d’Algérie de l’époque, des départements et des communes mixtes a été progressivement rejeté surtout ces vingt dernières années.
L’expression «patrimoine culturel» a été, donc, introduite dans notre vocabulaire juridique en 1982 avec la création de la Direction du Patrimoine Culturel au niveau du ministère chargé de la Culture, suite, probablement, au classement de sept sites archéologiques au patrimoine mondial par l’Unesco. Par contre, on la trouve, presque par effraction, dans le décret de mars 1977 relatif aux Archives nationales qui appelle à prendre en charge le patrimoine historico-archivistique. Bref, cette expression a su se frayer un chemin dans notre vocabulaire avant de se fixer définitivement dans le champ culturel. Et l’on saura passer du patrimoine matériel au patrimoine immatériel.
A-t-on une estimation sur le volume et le nombre des œuvres d’art et d’autres propriétés culturelles pillées par la France coloniale et combien d’entre elles ont été rapatriées vers l’Algérie ? Sinon, existe-t-il un patrimoine considéré comme commun à l’Algérie et à la France post-coloniale ? Si c’est oui, quel est son statut juridique, et où se trouve-t-il actuellement ?
Je ne saurai répondre à la première partie de cette question. Nos archéologues et nos muséologues dominent beaucoup mieux que moi cette affaire. Par contre, l’idée qu’il y a un patrimoine commun à notre pays et à la France est un peu compliquée à comprendre. Je l’ai utilisée dans le domaine que je maîtrise relativement le mieux, celui des archives de la période coloniale. Mais il s’agissait alors de montrer qu’il y a des fonds d’archives qui concernent en priorité l’Algérie et d’autres plutôt la France, et que par voie de conséquence, il peut y avoir partage et restitution. Mais c’est une idée pratiquement impossible à mettre en œuvre dans les autres domaines du patrimoine culturel. Va-t-on demander à la France le retour de la statue de Bugeaud ?
La spoliation des œuvres culturelles et artistiques a été pratiquée à grande échelle par de nombreuses puissances coloniales, à l’exemple de la France qui a décidé de restituer le patrimoine culturel africain, excluant l’Algérie et l’Egypte de cette démarche. Pourquoi cette exclusion ? Obéit-elle à un contexte historique et politique ou à des considérations de nature juridique spécifiques ?
C’est un problème très complexe. Je crois savoir que la France ne restitue aucun document, aucun objet inscrit dans son patrimoine sous prétexte que la loi, française bien sûr, ne le permet pas. C’est ce qu’on appelle le principe d'inaliénabilité des collections publiques des musées classés «musées de France». Du coup, on prête aux Coréens des manuscrits royaux d’une grande dynastie coréenne, on rend à la Nouvelle-Zélande les têtes maories momifiées. Je ne connais pas cette histoire d’exclusion de l’Algérie et de l’Egypte.
Hormis le sceau du Dey d’Alger restitué à l’Algérie sous l’ancien Président français Jacques Chirac, aucune opération similaire n’a eu lieu. Peut-on parler de forces de résistance en France qui s’opposent à toute démarche dans ce sens ?
Le sceau du Dey Hussein remis par le Président Jacques Chirac à l’Algérie a une petite histoire. Il n’a jamais été inscrit dans aucune collection d’aucun musée public français. Car si tel avait été le cas, il aurait fallu au moins une loi pour l’extraire du patrimoine de la France. En fait, la famille qui le possédait l’avait mis aux enchères quelques mois avant la visite du Président Chirac à Alger, et il fut acheté. Ce n’est pas la seule. Le Président Giscard d’Estaing avait ramené lors de son voyage à Alger en 1975 - si je ne me trompe pas - des archives de la période ottomane qui avait été prise en 1962. On nous avait dit alors que toutes les archives nous avaient été remises. Au cours d’une rencontre internationale des archives, une trentaine d’années après, le directeur général des Archives nationales apprend de son collègue français qu’il reste encore des cartons d’archives algéro-ottomanes ! La partie officielle française s’était alors enfermée dans le déni. Or, dans son rapport, Benjamin Stora a confirmé l’existence, en France, de ces cartons d’archives algériennes. C’est dire ces résistances, sinon plus : de l’opposition. F. S.