Professeur Ouddène Boughoufala chercheur au Laboratoire des études historiques et archéologiques d’Afrique du Nord : «la boussole de la Révolution»

Entretien réalisé par  Tahar Kaidi

Dans cet entretien, Ouddène Boughoufala, chercheur au Laboratoire des études historiques et archéologiques d’Afrique du Nord à l'université Ibn-Khaldoun de Tiaret, revient sur plusieurs aspects du Congrès de la Soummam, analysant le contexte de son organisation, les acteurs de premier plan et les retombées des décisions sur le cours de la Révolution.

El Moudjahid : La Révolution algérienne aura connu des dates phares, à l'image du 20 Août. Pouvez- vous nous éclairer sur le contexte deux ans après le déclenchement de la lutte armée ?
Ouddène Boughoufala : Il faut préciser que les attaques du Nord Constantinois ont donné un nouveau souffle à la Révolution algérienne et injecté du sang dans les veines de la lutte armée déjà brûlante. Ces attaques, menées par le martyr Zighoud Youcef, ont dissipé l'illusion des sceptiques et des retardataires dans la poursuite et le succès de l'option armée. Le 20 août 1955 était la confirmation que ce qui se passait est plus qu'une simple rébellion ou un simple soulèvement régional dans les Aurès. Le peuple s'est de plus en plus attaché à sa Révolution et les moudjahidine étaient déterminés à poursuivre l'exploit avec maintenant plus de confiance et de détermination pour vaincre et intimider l'ennemi, et convaincre le peuple de la légitimité de la lutte.
Il va sans dire que l’armée française a été désorientée face à ce coup dur et soudain qui a touché plus d'une ville, notamment Skikda et Constantine, , et a visé des infrastructures économiques, administratives et sécuritaires vitales pour l'administration coloniale.

Évidemment, il y a eu des conséquences et une réaction …
Effectivement, la France a doublé les forces de son armée en Algérie avec le soutien de 180.000 soldats supplémentaires en décembre 1955. Mais ce qui importe est la consolidation du Front national. En janvier 56, Abbas Ferhat a annoncé la dissolution de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) pour se rallier au Front de libération nationale. C'est la même évolution chez les Oulémas.
La scène politique et militaire s'est ravivée, surtout après la création de l'Union des travailleurs algériens depuis le 24 février 1956.
Au maquis, le commandant de la 1re Région, Mustafa Ben Boulaïd, est tombé au champ de l'honneur dans la région des Aurès en mars, et en moins d'un mois, le commandant adjoint de la IVe Région, Souidani Boudjemaâ, est assassiné dans la périphérie de Koléa.
Au cours du mois de mai, l'Union générale des étudiants musulmans algériens a annoncé une grève pour rejoindre le mouvement de lutte. La Révolution algérienne a été confrontée à de nombreux défis internes et externes qui l'auraient secouée, n'était l'ingéniosité et la sagesse politique des organisateurs, en 56, du Congrès de la Soummam, avec le soutien de larges catégories du peuple et des élites.
Il était nécessaire donc de tenir une réunion d'évaluation pour examiner les dernières questions d'organisation et les nouveaux développements de la position française et des partisans de la Révolution algérienne dans le monde. Ainsi, la Congrès de la Soummam a eu lieu.

Comment situer le 20 août 56 dans l'histoire de la Révolution ?
Le Congrès de la Soummam est un moment historique de réflexion et de prospective.
Il a été décidé lors de la préparation de la Révolution le 25 octobre 1954 et avant son déclenchement, la nécessité de tenir une réunion de coordination pour évaluer le cours de la Révolution au cours des trois premiers mois de sa déclaration, et de revoir les structures, les organisations et évolutions.
En conséquence, le Congrès s'inscrit dans ce cadre, même si sa convocation a été retardée pour de nombreuses raisons, dont des raisons de sécurité, et toutes les hypothèses qui lient la convocation au Congrès à des initiatives personnelles sont peu fiables, et ce, malgré le rôle prépondérant de certains dirigeants, comme Zighoud Youcef, Abane Ramadane et Larbi Ben M’hidi.
Les circonstances et les raisons de la convocation du Congrès sont multiples. D'abord l’élargissement de l'espace de la Révolution dans tout le pays, et l'implication de larges couches de la population dans le travail révolutionnaire ont eu pour conséquence un besoin de mobilisation, d'encadrement et de bonne gestion.
Ensuite, le recrutement de travailleurs au sein de l'Union générale des travailleurs algériens et le déclenchement de grèves nationales par les étudiants le 19/05/1956, ainsi que la multiplication des protestations politiques et des démissions de partis, comme la démission des représentants musulmans algériens élus dans divers conseils et structures politiques coloniales, un an après le déclenchement de la Révolution.
S'ajoute à cela le retard de l'arrivée de l'aide matérielle et militaire et la difficulté d'atteindre les moudjahidine, notamment les livraisons d'armes en provenance de l'étranger. Et c'est le problème qui a grandement troublé Larbi Ben Mhidi, qui s'est déplacé au Caire pour s'enquérir de la problématique de l'armement.

Faut-il parler d'une métamorphose politique profonde suite à l'action militaire du 20 août 1955 et le Congrès en 1956 ?
Sur le terrain politique, les militants de nombreux partis du mouvement national et leurs dirigeants ont rejoint massivement les rangs de la Révolution et le Front de libération nationale, et ce, malgré la persistance de leurs positions divergentes.
L'insistance sur une organisation collective et une coordination de tous sur la nécessité d'élaborer une nouvelle stratégie d'action révolutionnaire qui tienne compte de l'évolution des positions politiques, par rapport à la pertinence de la Révolution comme seule voie pour la libération du pays sont également des facteurs déterminants pour dissiper les malentendus entre leaders révolutionnaires à l'intérieur et à l'extérieur. C'est aussi s'organiser pour prendre les décisions face à la réaction militaire française acharnée.
D'autre part, le Congrès s’est vu également une stratégie pour attirer l'attention de l'opinion publique internationale sur le cours de la Révolution et des revendications légitimes du peuple algérien. C'est aussi une lutte contre le black-out et l'isolement voulus par la France.

Le Congrès a-t-il changé le cours  de la Révolution ?
Les leaders de la Révolution procédèrent à la préparation de la conférence et contactèrent les différents leaders pour se concerter sur le lieu et l'heure. D'abord le nord de Constantine, puis Souk-Ahras, fut proposé, puis Lakhdaria (Palestro) en juillet 1956. Finalement, pour des raisons de sécurité, les leaders ont fini par tenir la réunion dans une maison rurale sur les rives occidentales de la vallée de la Soummam, dans la forêt d'Akfadou.
Le timing représente une symbolique historique liée à la mémoire des événements du Nord Constantinois, un an auparavant.
La première session du Congrès a été supervisée par Ben M'hidi en sa qualité de président, en présence d'Omar Ouamrane et de Abane Ramdane en tant que représentants de la Zone d'Alger, Krim Belkacem sur la Kabylie et Zighout Youssef et son adjoint, Lakhdar Bentobal, au nord de Constantine.
Les délégués des deuxième, troisième, quatrième et cinquième régions y ont assisté, et les rapports politiques, financiers et militaires ont été présentés. Le colonel Amirouche Aït Hammouda a assuré la sécurité des lieux en recrutant environ 300 moudjahidine de l'Armée de libération (ALN).
Les représentants de la Première Région, du Sahara et les dirigeants de la Révolution à l'étranger étaient absents du Congrès.
Larbi Ben M'hidi a déclaré que la délégation étrangère représentée par Ben Bella, Aït Ahmed et Khider avait donné son accord.
Cependant, cette vacance a fait perdre à la réunion son caractère de consensus et a suscité de nombreux doutes, d'autant plus que les membres de la délégation ont attendu longtemps dans les villes italiennes de San Remo et Tripoli, en Libye, et n'ont pas reçu l'autorisation de se joindre, comme indiqué par Ahmed Ben Bella, qui s'est ensuite rendu à Madrid pour suivre les développements.
Il est impératif de souligner que cette absence est due au fait que la France a imposé un rideau de fer sur le pays et non plus une tentative d'exclusion et de marginalisation des représentants de l'extérieur que certains historiens avançaient, malheureusement.

Quels sont les principaux axes que les leaders de la Révolution ont estimés prioritaires ?
L'ordre du jour du Congrès était d'enrichir le document de la Déclaration du 1er Novembre et la nomination d'une direction de la Révolution. Le Congrès a abouti à des décisions importantes à propos de l'organisation politique et militaire de la Révolution.
Les congressistes ont affirmé le principe de leadership collectif précédemment adopté, le principe de la primauté du politique sur le militaire et la priorité de l'intérieur sur l'extérieur.
Outre la création de tribunaux pour juger les affaires impliquant des civils et des militaires, il y a eu également la mise en place des institutions révolutionnaires pour diriger la Révolution, telles que Le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) qui fait office d'organe législatif, ou parlement de la Révolution. Le Comité de Coordination et d'Exécution (CEE), qui se veut le porte-parole officiel de la Révolution, et servant d'organe exécutif de la guerre, prenant les décisions concernant la lutte armée.
Également les procédures réglementaires, comme le découpage en six wilayas en incluant le sud. La question des grades et des allocations financières a également été tranchée, et c'est là, que l'Algérie à vu la naissance de son armée structurée et organisée.

Les divergences n’ont cependant pas manqué…
La Congrès de la Soummam a été la cible de critiques sévères, pour remettre en cause sa légitimité et sa crédibilité. Ces critiques sont venues de certains acteurs ou de leurs partisans à travers ce qui a été mentionné dans leurs mémoires et déclarations avant et après l'indépendance. D'autres critiques ont été formulées dans des écrits historiques ultérieurs. Alors que les participants à la conférence et leurs partisans (Abane, Ouamrane, Ben Mhidi, Zighoud, Krim Belkacem, Amirouche, Bentobal, Dahlab, Labjawi, Ben Khedda, Tawfiq Al Madani, Ahmed Francis, Ali Boumendjel, et Ferhat Abbas) décrivent l'événement comme la réponse nécessaire à des exigences d'évaluation du processus de la Révolution dans des conditions de sécurité difficiles et dangereuses, et un travail de renouvellement pour organiser l'armée et définir les pouvoirs des différents corps.
De côté des absents et leurs partisans (Ben Bella, Boudiaf, Khider, Ait Ahmed, les dirigeants de la première région après le décès de Ben Boulaid, et les dirigeants de l'est comme Amara Bouklaz et Mohamed Awashria, le considéraient comme un coup d'État, et un retournement contre de la Révolution et leur légitimité historique, comme acteurs d'avant garde.
Les participants ont justifié la primauté du «politique sur le militaire» et la priorité de «l'intérieur sur l'extérieur» par le fait que la Révolution est avant tout un enjeu politique soutenu par l'action armée pour s'imposer et réussir, selon ce qui se figurait dans la déclaration du1er Novembre.

La divergence peut aussi être source de richesse ? Quid de l'après Soummam ?
Malgré toute cette polémique, le Congrès reste un tournant décisif dans le processus de la Révolution et de la mémoire collective en l'Algérie. Loin des débats stériles, de l'exploitation politique, des distorsions et des interprétations inutiles, je crois que la discussion opposée entre les différentes parties au sujet de Congrès peut être vue dans le cadre de la richesse de diversités politique et intellectuelle et de l'ouverture de tous les acteurs les uns aux autres pour parvenir à un consensus national. Grâce au Congrès, la Révolution à vu l'adhésion des partis avec des orientations idéologiques et politiques différentes, au sein de Front de libération nationale désormais seul interlocuteur face à la France coloniale.
Il est également à noter, la réponse favorable des participants au Congrès de la Soummam à l'invitation d’assister à la conférence du Caire du 20-27/08/1957 pour enrichir la plateforme et revoir certaines de ses décisions. Cela témoigne de l’esprit empreint de tolérance, de dialogue et d'ouverture à l'autre opinion, des leaders de la Révolution.
La Révolution s'est organisée et les révolutionnaires ont surmonté des étapes difficiles grâce aux institutions révolutionnaires créées lors du Congrès de la Soummam. Une évolution qui plus tard, a vu la naissance d'un gouvernement qui a porté, à l'international la voix de l'Algérie combattante.
T. K.

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