
Entretien réalisé par Amel Saher
El Moudjahid : Hormis les grands noms qui ont composé l’essentiel des instances et structures politiques ayant lutté politiquement pour l’indépendance du pays, des intellectuels ont joué un rôle pionnier dans cette révolution, à travers leur plume, la littérature, l’art et la culture, et d’autres voies d’expression. Qui sont-ils ?
Hassan Remaoun : Cette notion d’intellectuel est quelque peu polysémique, et Gramsci suggérait déjà que toute activité humaine serait à la fois physique et intellectuelle. Cela dit, je suppose qu’à travers votre question, vous vous intéressez surtout aux producteurs d’idées qui auraient pu contribuer à produire du sens en aidant à fixer des objectifs et des modalités de réussite pour le Mouvement national et le processus qui a débouché sur la guerre de Libération nationale. Si chaque société produit peu ou prou des porteurs de pensée, ces derniers ne poussent pas comme des champignons et de manière spontanée. Le contexte d’acculturation relative de la société algérienne était en fait compliqué par une faible accession au système scolaire, que ce soit en langue arabe ou en langue française, et une très petite minorité, surtout à partir du XXe siècle, pouvait accumuler un capital intellectuel susceptible de lui ouvrir les voies à l’enseignement supérieur ou seulement secondaire.
La société algérienne a pu cependant produire des lettrés à travers des cursus traditionnels (les zaouïas et écoles coraniques) ou modernes (école française ou enseignement de l’Association des Ulémas). En fait, les Algériens n’étaient pas coupés du reste du monde auquel ils étaient confrontés par des canaux aussi divers que les guerres européennes et mondiales, avec le recrutement et l’implication de soldats algériens, les mouvements migratoires et le processus de scolarisation imposé par l’ordre capitaliste, ainsi que d’autres canaux. Une expérience syndicale, politique et culturelle a pu aussi être accumulée avec confrontation d’idées en relation avec les représentations issues du libéralisme bourgeois (démocratie, droits de l’homme), du socialisme (justice sociale et égalité), ou de la Nahda et du nationalisme en ébullition dans le monde arabe et musulman (identité religieuse et nationale).
C’est ce processus d’ensemble qui a pu permettre l’émergence d’élites capables d’encadrer les différents cercles et clubs qui foisonnent au début du XXe siècle, partis politiques et syndicats et autres associations qui émergent surtout entre les deux guerres mondiales, et enfin des éléments qui vont contribuer au déclenchement de la guerre de Libération nationale, avec notamment la fondation du FLN. Très peu de ces militants ont pu faire des études assez poussées pour devenir enseignants, avocats médecins ou pharmaciens, mais la grande majorité d’entre eux avaient acquis, à travers le militantisme, la capacité de saisir les enjeux sociaux et nationaux, et de se confronter aux défis de l’époque. Des intellectuels plus ou moins professionnels et dont certains étaient de valeur ont pu cependant devenir des écrivains, des historiens, des journalistes, des professeurs et même, dans les dernières années de la colonisation, des peintres qui accèderont plus tard à la renommée. Nous n’oublierons pas non plus ces intellectuels qui n’étaient pas considérés comme des Algériens d’origine et qui auront par conviction profonde soutenu ou même rejoint notre combat national. (Excusez-moi de ne pas citer des noms, car je risque d’en oublier), mais toutes ces catégories auront, à des niveaux divers, accompagné la Révolution et contribué aux débats qui suivirent l’accession à l’indépendance, même si pour différentes raisons, ils n’ont pas toujours été entendus.
Cela dit, il est vrai que pour des raisons historiques, le combat national en Algérie a été marqué par le sceau de ce que Mohamed Harbi a pu appeler «le nationalisme plébéien», et ceci ne contribuera pas particulièrement à l’accès «des plus intellectuels» aux postures pouvant influer sur la prise de décision, même s’ils étaient prisés comme clercs, rédacteurs de textes de référence et de légitimation.
Dans vos travaux, vous revenez souvent sur le rôle des historiens dans le combat de l’historiographie coloniale qui légitimait la colonisation véhiculée, notamment, par les établissements scolaires sous l’administration française de l’époque. Comment mesurer l’impact de ce rôle sur le mouvement national ?
À l’orée de la colonisation française, la tradition critique et rationaliste qui avait marqué — y compris en histoire et notamment au Moyen-âge — la sphère de civilisation arabo-islamique, s’était éteinte depuis longtemps, et dans les esprits, il ne restait plus que l’illusion d’un passé plus ou moins mythifié et sacralisé, pour faire fonction de mémoire collective ; et il a fallu pour les colonisés faire un véritable travail de réinvention de la fonction historienne. Mebarek El-Mili, Abou Kacim Saâdellah, Mohamed Harbi et quelques autres raconteront d’ailleurs, dans leurs récits de vie ou Mémoires, comment ils découvriront cette discipline assez méconnue à l’époque et combien la demande identitaire qui allait déboucher sur l’algérianité y était pour quelque chose. Il ne faut donc pas s’étonner que cette quête transite par l’histoire nationale qui devrait servir à porter la contradiction à l’histoire coloniale devenue hégémonique en se déployant à partir de ce qu’on appelait «l’École d’Alger». Avec les Gautier, Mercier, Gsell et quelques autres, elle était conquérante et raciste, car elle avait pour fonction de légitimer la colonisation érigée en idéologie quasi officielle et diffusée à travers tout un arsenal de publications et d’enseignements scolaires. C’est pour cela qu’il fallait, selon les propos de Mostefa Lacheraf, mener le combat contre ces «maîtres compilateurs» et «leurs émules», en produisant donc un contre-discours, qui, pour être «efficace», selon Mustapha Haddab, devait s’appuyer sur les approches méthodologiques de l’historiographie moderne. Le nationalisme avait besoin pour s’affirmer d’ériger une histoire nationale dont les rudiments seront inculqués à tous les militants, mais aussi à la société, à travers des publications, des conférences, et, pour les plus jeunes, le scoutisme des SMA et l’enseignement dans les medersa ouvertes par les réformistes musulmans et les nationalistes. Les historiens deviendront ainsi les véritables intellectuels organiques du Mouvement national, ceci à partir des années 1920 avec les lettrés arabisants des Ulama, tels que Mebarek El-Mili, Tewfik El-Madani, puis Abderrahmane El-Djilali, et plus tard en français avec les militants du MTLD, tels Mohamed Cherif Sahli, Mostefa Lacheraf et quelques autres. La référence à l’histoire aura tendance à devenir ainsi hégémonique gagnant y compris la littérature et l’art théâtral et musical, qui verront apparaître les figures des héros qu’on va rechercher dans le passé, à commencer par l’émir Abdelkader, et plus loin encor Jugurtha.
On comprend bien aussi que si le déclenchement de la guerre de Libération nationale peut être considéré comme un événement fondateur, il n’en constitue pas moins le résultat lui-même d’un processus historique qui aura nécessité quelques décennies de maturation au sein de la société globale et, bien entendu, des élites qui y avaient émergé. Surtout si on y ajoute la déstructuration de la société traditionnelle tout au long du XIXe siècle, ainsi que la restructuration qui s’en suivra et dont nous n’avons fait que survoler certains aspects.
Nous constatons que les nombreuses biographies écrites et documentaires sur les leaders du mouvement national et la guerre de l’indépendance, notamment les chefs historiques du FLN, évoquent peu l’aspect intellectuel et culturel de leur vie, leur rapport à l’art, à la littérature nationale et universelle et à la religion…Effectivement, les responsables du FLN, qui étaient des professionnels de la politique, n’ont pas eu tendance à aborder souvent le côté intellectuel ou culturel de leur vie. C’est certainement lié au milieu social dont ils sont issus et qui n’était pas toujours très favorisé aussi bien en capital matériel qu’intellectuel ; ceci bien entendu avec des nuances. Quelques-uns font cependant référence à l’impact que les écoles française ou réformistes ont eu sur eux, parfois leurs lectures, ainsi que leur passage par le scoutisme et les syndicats et partis politiques, lorsque cela pouvait être le cas. En fait, à part l’activité musicale, le théâtre dans une certaine mesure, surtout à travers la radio qui se répandait à partir des années 1940, la poésie patriotique et les rudiments de formation politique et de religion, sans doute le cinéma avec l’accès aux westerns déjà, et aux films égyptiens, la vie culturelle n’était pas particulièrement riche à l’époque. Il ne faut pas oublier non plus l’habitus (au sens de Bourdieu) transmis dans la vie militante et la culture de la discrétion et de la clandestinité qui imprégneront «le nationalisme plébéien» et qui font qu’on parle très peu de soi et du «souci de soi» (encore Bourdieu), ce que l’on retrouvait déjà dans la culture traditionnelle. Certains au moins depuis l’entre-deux Guerres avaient accès à des conférences et à des débats dispensés par les cercles culturels (les nadis) et la presse indigène intermittente dans certaines villes. On en sait beaucoup plus cependant sur ceux qui ont eu une activité intellectuelle plus suivie et qu’ils ont relatée dans leurs écrits et Mémoires, rédigés en arabe ou en français. Il est vrai cependant que ces derniers n’accédaient généralement pas aux postes de décision, même si leur contribution a pu être essentielle au sein, notamment de la presse, de la diplomatie du FLN et des services du GPRA. Par ailleurs, de nos jours encore, soit 60 ans après notre indépendance et malgré les transformations indéniables, on ne peut que constater le faible tirage de notre production littéraire, et s’inquiéter du nombre de nos bibliothèques, musées, salles d’exposition et de cinéma, ainsi que de la rareté des émissions culturelles télévisuelles. La massification scolaire ne peut à elle seule assurer les changements d’habitudes et les promotions intellectuelles.
Comment amener les générations d’aujourd’hui à se saisir et à s’approprier des idées et valeurs incarnées par l’élite du mouvement national et qui transcendent toutes les générations et les clivages idéologiques pour construire l’Algérie du futur ?
Bien sûr que les nouvelles générations doivent s’approprier les acquis et l’expérience accumulés par les prédécesseurs, qui, à travers des contributions diverses, ont été à l’origine du Mouvement national, puis de la guerre de Libération, ayant débouché sur l’indépendance du pays et l’émergence de notre État national. Elles trouveront certainement leurs propres voies pour cela, les tâches des générations intermédiaires comme les nôtres consisteront en un accompagnement en tentant, autant que possible, de faciliter la transition, ceci en leur transmettant l’information, toute l’information dont nous disposons, et en leur léguant des institutions fiables et performantes. Pour cela, nous avons besoin d’instruments politiques, éducatifs et culturels qui soient à la hauteur, ce qui suppose que nous soyons nous-mêmes à la hauteur des enjeux projetés. Mais, attention, transmettre cela ne veut pas dire cloner et répéter les mêmes choses. Le mouvement national a pu réussir en partie au moins sa mission, parce que tout en tâtonnant, il a su s’ouvrir à l’évolution du monde et à l’innovation, et chaque génération devra pouvoir relever les défis de son époque, sinon nous ne ferons que patiner pour sombrer de nouveau à la recherche de mythes hérités eux aussi du passé et forcément éphémères, voire dangereux pour notre existence en tant qu’État national. Si nous avons par exemple beaucoup appris des historiens agissants dans le Mouvement national, nous ne pouvons plus nous contenter de les imiter. Ils ont eu à produire une littérature de l’urgence. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin d’intellectuels organiques pour remonter notre moral et nous aider à nous affirmer par rapport à l’autre (le colonisateur). Nous devons nous critiquer nous-mêmes pour mieux nous connaître, mieux nous corriger et mieux avancer, y compris en scrutant la progression des autres. Les différentes composantes du mouvement national avaient eu par exemple à négocier le type d’articulation qu’il fallait opérer entre les demandes sociales de liberté, de justice sociale et d’identité ; or, le contenu de ces catégories est changeant, comme l’histoire et la société elles-mêmes. Les clés du succès sont justement dans les capacités de chaque génération à réajuster le lien entre ces catégories et quelques autres, et à imaginer et à élaborer les nouveaux compromis qui s’imposent à la société.
A. S.