
Entretien réalisé par Liesse Djeraoud
Titulaire d’un doctorat en sciences biologiques de l’université de Rennes (France), Aziz Mouats est professeur à l’université de Mostaganem. Rescapé de la répression ayant suivi l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois , Aziz Mouats est un féru d’histoire. Il est l’auteur d’un ouvrage, les Galets de Sidi Ahmed, paru aux éditions El-Qobia, qui revient sur cet important événement.
El Moudjahid : Qu’est ce qui a fait que le docteur en sciences biologique accorde tant d'intérêt à l’histoire ?
Aziz Mouats : Lorsqu’à l’instar de milliers d’enfants de ce pays, on est confronté à la rude réalité de la guerre, lorsque enfant en âge d’être scolarisé, vous assistez au déferlement de l’offensive du 20 août 1955 et que trois jours plus tard vous êtes réveillés par les parachutistes venus en répression, lorsque votre maison est détruite et que votre père et vos oncles sont emmenés vers une destination inconnue, vous êtes fatalement habités par la guerre. Surtout, lorsqu’à l’indépendance, alors que vous attendiez le retour de votre papa et qu’il ne revient pas, vous êtes alors confrontés à la pire des choses pour un orphelin, faire le deuil d’un père que vous avez à peine connu. Puis la rudesse de la vie reprend vite le dessus. Il faut seconder la maman pour assurer une subsistance et surtout se focaliser sur l’école pour sortir de la misère. S’engage alors une rude concurrence entre le travail à la ferme et la scolarité. Une scolarité qui fut chaotique. C’est juste un miracle si à 35 ans, je parviens à obtenir une bourse gouvernementale pour des études doctorales à l’université de Rennes. Alors que je venais de parachever le manuscrit de ma thèse, j’envoie le document à un des membres du jury qui réagit de manière totalement inattendue. Il me reprochait d’avoir dédié mon travail à ceux de ma famille tombés en martyrs. Il exigeait non seulement que la mention soit retirée mais que je ne sois pas autorisé à soutenir ma thèse devant une université française. Cette attitude a réveillé en moi un immense sentiment de frustration.
Je croyais qu’avec ce geste, j’allais définitivement mettre fin à mon deuil, puisque l’orphelin venait de boucler un parcours académique à travers lequel, il rappelait à la France coloniale que nous n’avons pas oublié ses crimes. Je me suis rendu compte que cette quête me poursuivait insidieusement, moi qui jusque-là n’avais jamais parlé de ce drame familial. D’autant qu’à l’intérieur du pays, l’appartenance à la catégorie des familles patriotiques n’avait pas la cote. Le statut fait à nos mères, n’arrangeait pas du tout les choses. Si bien que dans leur grande majorité, les orphelins de guerre ont été contraints de raser les murs. De retour au pays, je suis de nouveau confronté à la rude période coloniale puisqu’un cinéaste, JP Lledo, me demande de faire partie de ses témoins dans le cadre de son film documentaire Ne restent dans l’oued que ses galets devenu ensuite Algérie, histoires à ne pas dire. Dans ce film, le réalisateur fait l’apologie du nettoyage ethnique dont il attribue la paternité au FLN/ALN. Commence alors une série de réactions d’intellectuels et historiens nationaux et français, dont la mienne, dans lesquelles nous dénonçons cette écriture biaisée de l’histoire. Ça n’est pas sans raison que cette controverse fait l’objet d’une partie importante de ce livre mémoriel Les galets de Sidi Ahmed.
Considérez-vous votre ouvrage les Galets de Sidi Ahmed, comme une contribution à l'histoire ou comme les mémoires d'un enfant traumatisé par la répression coloniale?
Si j’en crois Olivier Le Cour Granmaison qui me fait l’honneur de la postface, ce livre «bouleverse la perspective grâce à une mise en récit d’autant plus instructive et vivante qu’il a choisi d’écrire son parcours, et celui des hommes et des femmes qu’il a connus, en retrouvant le regard qui était le sien au moment des faits, et le leur.
Délicate narration d’en bas qui vient très utilement compléter les ouvrages consacrés à cette période grâce à de nombreux témoignages, à des dialogues rapportés et à des anecdotes éclairantes. Tous permettent d’accéder à l’intimité de la guerre de Libération, aux bouleversements individuels, familiaux et amicaux qu’elle a provoqués, et aux drames qu’elle a entraînés… »
Bien entendu, la rédaction de ce livre est l’aboutissement d’une très longue introspection. Il est aussi pour moi une forme d’expiation de toutes nos souffrances. Il est à mon sens un juste témoignage d’une guerre asymétrique entre une superpuissance arrogante et un peuple démunis et fier. J’espère avoir donné un aperçu du prix payé par les Algériens pour reconquérir leur liberté.
Le trauma colonial existe des deux côtés de la Méditerranée, c’est une réalité. Pourquoi et comment le dépasser ?
Je ne sais pas si ce trauma pourra un jour être dépassé tant les blessures sont profondes et le déni insupportable. Peut-être en se parlant franchement, comme je le fais avec mes interlocuteurs, qui ont fait avec moi le choix de nous dire la vérité.
Les thèses révisionnistes concernant la période coloniale se sont accentuées ces dernières années. A quoi attribuez-vous ce «regain» ?
Pour ma part, je ne crois pas qu’il y ait eu le moindre fléchissement chez les «nostalgériques», ces irréductibles partisans de l’Algérie française. Ce courant révisionniste est indéniablement accentué par l’agenda électoral français.
Un avis sur le rapport Stora ?
L’historien a fait un travail à la demande du président français. Il est normal qu’il réponde à un cahier des charges précis.
A mon sens, ce travail ne nous concerne pas. Il est destiné à un public français. Certaines propositions semblent parfaitement saugrenues pour nous Algériens.
Comme le fait de focaliser sur l’assassinat de Me Ali Boumendjel …alors que, rien que durant la lutte au cœur d’Alger, on dénombre des milliers de morts et de disparus. Rien que durant la répression de l’offensive du 20 août 1955, l'universitaire américain Mattew Connelly dans son magistral ouvrage L’arme secrète du FLN, comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, citant un officiel français de premier plan, en l’occurrence Guy Calvet, représentant à Paris de Jacques Soustelle, le gouverneur général en Algérie, retient le chiffre de 20.000 morts au soir du 28 août.
Faut-il attendre un autre rapport Stora pour que la France aide à retrouver les fosses communes et à identifier les milliers de morts qu’elle y a ensevelis ? Qui, je le rappelle ne concernent pas uniquement la région du Nord Constantinois, comme on pourrait le penser.
Elle pourrait commencer par donner la liste des 700 passagers du "Sidi Okba" qui ont eu le malheur de débarquer au moment où les insurgés prenaient possession de la ville de Skikda.
Pour rester dans le contexte du 20 août, comment ne pas accéder à la demande sans cesse renouvelée de Giselle Halimi, l’avocate des prisonniers d’El Alia, qui n’a eu de cesse d’exiger la réouverture du procès ?
Voilà des chantiers mémoriels qui aideraient à atténuer nos souffrances d'un deuil sans cesse reporté.
L. D.