
Par Ahmed Halli
Le 11 février 1996, à 15h, une terrible explosion secoue la maison de la Presse, provoquant la mort de trois journalistes du quotidien Le Soir d'Algérie, dont le siège est presque entièrement détruit. Allaoua Aït-Mebarek, Mohamed Dorbhane et Djamel Derraza, journalistes, sont tués sur le coup, ainsi qu'une vingtaine d'autres personnes qui avaient elles aussi le malheur de passer à côté. Djamel Derraza, pigiste, auteur de mots croisés, s'occupait des pages détente du journal, Allaoua et Mohamed, journalistes, allaient fêter leurs 40 ans en septembre de cette année-là. Les deux n'avaient pas encore cinq ans quand les ultras français ont créé, à partir de Madrid, une organisation aussi meurtrière, destinée à saboter le processus d'indépendance de l'Algérie. Créée le 11 février 1961, l'OAS (Organisation armée secrète), qui avait rassemblé les débris épars des partisans de l'Algérie française, avait une arme, la terreur, et une cible, les Algériens. Il s'agissait aussi de mettre en pratique la politique de la terre brûlée, en détruisant par explosifs le maximum d'infrastructures économiques et culturelles, pour en priver le futur État algérien. Terroriser les Algériens et infliger le maximum de destructions au pays, tel a été le but de ceux qui ont choisi, plus tard, de tuer le plus grand nombre, en dignes émules de l'OAS. Pour avoir une simple idée de l'ampleur des crimes de l'OAS, durant sa courte et nuisible existence, il suffit de revenir à ce constat sans appel de Vitalis Cros, préfet d'Alger (1961-1962). «De décembre 1961 à juin 1962, soit sur une période de 6 mois, l'OAS a quatre fois plus d'attentats que le FLN en six ans», note-t-il dans sa relation des événements. Il faut dire que lorsque Vitalis Cros arrive à Alger, l'organisation raciste a déjà assuré son emprise sur la communauté pied-noir, et le fossé s'est élargi entre cette dernière, et les Algériens. En atteste le curieux destin d'un grand bâtiment blanc, d'une douzaine d'étages, édifié à la fin des années cinquante pour loger ensemble des dizaines de familles algériennes et pieds-noirs. Ceux qui tablaient sur la coexistence pacifique entre deux communautés, qui criaient, l'une, «Algérie algérienne», et l'autre «Algérie française», en ont très vite été pour leurs frais. Toujours est-il que ce bâtiment qui devait incarner la concorde vit s'élever en son milieu, et à chaque étage, de nouveaux murs de Berlin séparant les deux communautés, tout un symbole. Entretemps, les Algériens qui habitaient Bab El-Oued avaient rejoint les hauteurs, imités par les rares pieds-noirs, en sens inverse. La séparation, symbolisée par le partage en deux de cet immeuble frontière entre deux mondes, n'a pas, pour une fois, précédé la rupture, mais l'a suivie, car la rupture a eu lieu en juillet 1961. Ce jour-là, des centaines de fous furieux de retour du cimetière de Sait-Eugène (Bologhine), après l'enterrement d'une fillette assassinée par un malade mental, sont partis à la chasse au faciès. Il y a eu plus de peur que de mal, puisqu'il n'y pas eu de morts algériens, mais dans les «quartiers arabes» des hauteurs, et faute de nouvelles des blessés (*), les chiffres ne firent que grossir. C'est dans ce climat de haine, exacerbée par les attentats de l'OAS, que se produisirent sans doute d'autres ruptures dramatiques, mais à l'échelle des individus, et donc ignorées par l'histoire. C'est vrai que chez les adultes de l'époque, et en vertu du contexte, parler d'amour, donner libre cours à ses sentiments, voire exhaler un chagrin d'amour pouvaient paraître incongrus. Pourtant, deux amoureux, très loin de Shakespeare, et de son «Roméo et Juliette», et issus chacun des deux communautés en conflit, ont refusé à la fois la séparation et la rupture. Gardons Roméo et Juliette, pour la beauté de l'idylle, et de son dénouement, dont l'immeuble qui s'appelait, et s'appelle toujours, «Groupe Taine», a été, en quelque sorte, le théâtre. Ces deux-là continuèrent à s'aimer, et à se voir, certains soirs, dans le passage resté ouvert au milieu du groupe scolaire, un no man's land tacite en quelque sorte, un corridor de l'amour. Un soir d'été précoce, deux détonations se firent entendre, en provenance du groupe scolaire, et les jeunes du quartier comprirent tout de suite que leur copain ne reviendrait plus, cette fois-ci. Reste un mystère qui n'a jamais été élucidé : «Juliette» savait-elle que son amoureux avait rendez-vous avec la mort, ce soir-là ? Laissons-lui le bénéfice du doute, pour épargner à la tragédie les éclaboussures de la traîtrise.
A. H.
(*) Il faut dire que la rumeur faisant état de blessés algériens, emmenés dans les hôpitaux et achevés sur place, avait été étayée par des exemples et des témoignages précis. À tel point qu'après l'attentat à la bombe du port qui fit plus de 200 morts, le 2 mai 1962, de nombreux blessés furent emmenés directement ou exfiltrés vers des hôpitaux de fortune mis en place par le FLN/ALN.