
«Il a les traits aigus et l’œil futé. Il se distingue non seulement par une astucieuse subtilité, mais par une volonté de fer. Efficace et avisé, il va de l’avant, en dépit de sa santé chancelante et il se fraie son chemin coûte que coûte, à force de prudente ténacité et de dynamisme contrôlé», Albert Paul Lentin, observateur des négociations d’Evian à propos de M.-S. Benyahia.
Il y a quarante ans, le 3 mai 1982, la guerre irako-iranienne faisait rage. Ce jour-là, El Moudjahid allait consacrer une page habituelle sur ce conflit meurtrier. Et voici que vers 15 heures, une dépêche de l’AFP fait part d’un communiqué de l’état-major des forces armées irakiennes au sujet d’un appareil ennemi abattu dans une zone entre la Turquie et l’Iran. Une heure plus tard, c’est le démenti du protagoniste iranien indiquant : «Aucun de nos appareils ne se trouvait dans cette zone». Donc, à croire les Irakiens, ils ont bien abattu un avion par un tir de missile air-air depuis un avion de chasse. Mais l’avion abattu n’est pas iranien. La guerre a ses mystères. Mais celui-ci en particulier, nous concerne sachant qu’une délégation conduite par le ministre Benyahia était en route pour Téhéran dans le cadre de négociations de paix. Nous avions des raisons de suivre l’affaire de près. Plus le temps passe, plus la fièvre monte à la rédaction internationale. Nous nous relayons sur les télex qui défilent non-stop dans l’attente d’une suite. Le mystère prend une allure plus grave quand on apprend que le Grumman Gulf Stream II de la présidence à bord duquel se trouvait la délégation algérienne conduite par Mohamed-Seddik Benyahia avait disparu des radars. L’ambiance prend une allure de gravité exceptionnelle. Aussitôt informé, Bachir Rezoug, le directeur de Rédaction guidé par l’instinct de journaliste averti, prend le téléphone pour en savoir davantage auprès des sources fiables : la Défense, les AE et le Cabinet du ministre de l’Information. Mais la certitude viendra de Téhéran, en début de soirée : «Il n’y a pas eu de survivants» parmi les passagers. Ils étaient huit cadres du MAE à accompagner le ministre, quatre membres de l’équipage et un journaliste. C’est la consternation.
Une force interne prodigieuse
Mohamed-Seddik Benyahia, né à Jijel le 30 janvier 1932, est une personnalité marquante dans le paysage politique algérien. Il est secrétaire général de la présidence du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) et membre de la délégation algérienne ayant négocié avec le gouvernement français pour aboutir à la signature des Accords d’Evian au printemps 1962. Il fait partie de la délégation algérienne aux pourparlers de Melun en 1960. Il est chargé de présider la réunion du CNRA à Tripoli en 1962. Après l'indépendance, il occupe le poste d'ambassadeur à Londres, puis à Moscou. Il a été le premier ministre de l’Information de 1966 à 1970 puis de l’Enseignement supérieur, il prendra la tête de la diplomatie algérienne en 1979 sous le gouvernement d’Ahmed Benahmed Abdelghani. En 1981, il est victime, au Mali d'un crash d'avion. Miraculé mais sérieusement blessé, Benyahia reprend du service après des mois de soins. Il était accompagné de son collaborateur Abdelwahab Abada, directeur des affaires africaines au ministère des Affaires étrangères sorti vivant, lui aussi, de l'accident. M. S. Benyahia, fin diplomate puisait une formidable énergie, d’on ne sait quelle source, qui contrastait avec le caractère frêle de son physique. Dès son jeune âge, il inquiétait sérieusement ses parents par sa fragile santé. C’est à contrecœur qu’ils le laissent partir au collège de Sétif comme interne. Son grand-père, Si Ferhat, lui vouait un attachement sans limite suivant pas à pas son évolution scolaire. Les notes de l’enfant prodige confirmaient son caractère infatigable et surdoué. Il était la fierté de sa famille. Dans sa maturité, «l’homme marquera ceux qui l’ont connu par sa modestie, sa discrétion, sa modération, son érudition et de nombreuses autres qualités intellectuelles», selon le professeur Ammar Belhimer, qui lui consacre un article biographique dans la Revue des Sciences juridiques. Ces qualités sont à la pointure de l’homme doté d’une gigantesque capacité de travail et totalement investi dans ses missions politiques par lesquelles il a séduit le monde comme promoteur de la paix notamment par l’issue de la crise qui a opposé les Mollah avec les États-Unis dans l’affaire des otages de l’ambassade US à Téhéran. Les Accords d'Alger du 19 janvier 1981 ont été négociés par l’Algérie entre les États-Unis et la République Islamique d’Iran pour résoudre cette crise née de la prise de contrôle de l'ambassade américaine à Téhéran, le 4 novembre 1979. Par cet accord les 52 citoyens américains ont été mis en liberté.
L’avocat de Rabah Bitat
Durant son mandat de ministre de l’Information entre 1966 et 1970, Benyahia venait régulièrement rendre visite à El Moudjahid se souvenait notre regretté Dahmane Bedroun, chef d’atelier. Le ministre suivait parfois la confection des pages et a fini par mémoriser les noms les technicien et journalistes. «Il intervenait techniquement et souvent, les soirées finissaient au restaurant La flèche d’Or avec l’équipe rédactionnelle se souviennent les anciens». "Le petit Benyahia", comme aimaient à l’appeler ses compagnons, en raison de sa corpulence fragile, suit une scolarité qui le conduit du collège de Sétif, où il passera quatre ans, au lycée Bugeaud (l’actuel Emir-Abdelkader) à Alger. Si Ferhat, son grand-père lui rendait visite régulièrement tous les dimanches accompagné de son ami Si Boudraa. «Sujet remarquable pour ses professeurs, il enchaînera avec des études de droit avant de s’inscrire en 1953 au barreau d’Alger. C’est à ce titre qu’il assurera, deux ans plus tard, la défense de Rabah Bitat, écroué à la prison Barberousse. Il en profitera pour assurer les liaisons avec Abane Ramdane qui venait d’être élargi. En 1955, il participe à la création de l’Union générale des étudiants musulmans algériens avec Ahmed Taleb El Ibrahimi et Lamine Khène et fut parmi les organisateurs de la grève des étudiants algériens qui rejoignirent les rangs du Front de libération nationale le 19 mai 1956. Il sera désigné, en août 1956, au Congrès de la Soummam, membre suppléant du CNRA. A ce titre, celui qui a secondé Ahmed Francis, un temps, sera coopté au poste de directeur du cabinet du président Ferhat Abbas lors du 2e GPRA.»
Le bras droit de Ferhat Abbas
Benyahia est pris sous l’aile de Ferhat Abbas, dont il sera le directeur de cabinet dans le second GPRA à partir de janvier 1960, avant de l’envoyer à Melun en juin 1960 comme porte-parole du Groupe de Tunis chargé de coordonner les positions avec les prisonniers d’Aulnay (Benbella, Ait Ahmed, Boudiaf et Khider. «Abbas réunit autour de lui un cabinet d’une demi-douzaine de collaborateurs parmi lesquels se distingue le jeune avocat de vingt-huit ans qui a déjà fait le tour du monde pour assurer la représentation du FLN au Caire, aux Nations unies (en 1957), à Accra (1958), à Monrovia (1959), en Indonésie, à Londres et ailleurs. Le 21 juin 1960, le GPRA envoie trois émissaires, Mohamed Benyahia, Hakimi Ben Amar, Ahmed Boumendjel, pour rencontrer à Melun les premiers représentants du gouvernement français qui doivent préparer de futurs entretiens de Gaulle-Ferhat Abbas. Benyahia subjugue déjà ses adversaires qui remarquent ses qualités d’endurance et son intelligence.
Endurance et intelligence
Benyahia sera en charge du portefeuille de l’information et de la culture dans le deuxième gouvernement de Boumediène en 1966. A ce titre l’Algérie lui doit, notamment, le succès éclatant du premier et dernier Festival panafricain de la culture et de la jeunesse qui vit les rues d’Alger vibrer aux rythmes de Myriam Makeba et Manu Dibango en 1969. A l’Enseignement supérieur, poste qu’il occupe de juillet 1971 à 1977, il est notamment l’artisan de la réforme et de la démocratisation du secteur, avant d’œuvrer à fédérer les organisations estudiantines dans le cadre commun de l’UNJA, unies dans l’action commune. Il fait aboutir une profonde réforme de l’Université algérienne : cinq ans plus tard, le temps que les choses mûrissent, à partir de 1976 l’Algérie formera un millier de médecins, autant de scientifiques, etc. Dans le même temps, il arrive à l’institution universitaire au train des transformations sociales. Benyahia était passionné par le métier de journaliste qu’il n’a pu exercer, sans doute, en raison des charges politiques dont il était investi. En 1971, alors qu’il était ministre de l’Enseignement supérieur dans l’actuel siège de la Maison de la Presse à Alger, il nous reçoit dans un cadre pédagogique en tant qu’ étudiant de l’Ecole Supérieure de Journalisme pour une interview pour le journal de l’école sous le guidage de notre professeur Belkacem Hacen Djaballah. C’est alors que l’entretien tourne en un cours technique sur la conduite d’un entretien pour en extraire l’essentiel sans se soumettre à l’enregistrement sonore. Doté d’une prodigieuse mémoire, il nous sollicite, des années plus tard pour un reportage à l’université de Constantine. Benyahia avait cette qualité de respect envers ses collaborateurs. Il parlait doucement, donnait des indications précises. «Va voir, me dit-il, Abdelhak Brerhi le recteur de l’Université de Constantine. Il fait un bon travail sur l’ouverture de l’université vers le monde du travail et les opérateurs des travaux publics. Il me confie que Brerhi avait impressionné le président Boumediène lors de la visite guidée qu’il avait assurée au président français Valéry Giscard d’Estaing, au complexe pétrochimique de Skikda . Qui a tué Benyahia ? La question, pour importante qu’elle soit, a perdu de son acuité, 40 ans après les faits. Il importe, en revanche, de restituer la place de cet homme exceptionnel, promoteur de paix dans le monde et qui a porté très haut la voix de l’Algérie, afin que la mort physique de Benyahia ne soit pas l’effacement de son œuvre.
Rachid Lourdjane