
L'écrivain et journaliste Kamel Beniaiche a publié une nouvelle édition de son livre «Sétif, la fosse commune, massacres du 08 mai 1945», qui revient sur les massacres commis par la France coloniale à Sétif le 8 mai 1945. À travers cet ouvrage de 408 pages, Kamel Beniaiche éclaire un pan de l'histoire coloniale souvent occultée et falsifiée, en dévoilant avec précision les exactions, les crimes et la barbarie de cette journée tragique. Il dénonce le déni et la désinformation sur cet événement et met en relief le génocide orchestré par la France coloniale, qui a été sciemment occulté et travesti.
El Moudjahid : Votre ouvrage «Sétif, la fosse commune, massacres du 08 mai 1945», édité en 2016, a-t-il été écrit par devoir de mémoire ou pour contrer l'histoire dévoyée (faits et chiffres) par la France coloniale ?
Kamel Beniaiche : Le 8 mai 1945 marque la fin de la Seconde Guerre mondiale, célébrée comme une victoire de la liberté en Europe. Mais en Algérie, cette date prend une toute autre signification : celle d’un drame longtemps occulté. Ce contraste saisissant entre la fête de la Libération et le massacre de civils symbolise toute l’ambiguïté du discours colonial : célébrer la fin du totalitarisme tout en étouffant l’aspiration légitime à l’indépendance de millions d’Algériens. En replaçant cet épisode au cœur d’un ouvrage, il s’agit de rappeler qu’il ne s’agit pas d’un simple «accroc» dans le récit colonial, mais bien d’un tournant historique. Le traumatisme de mai 1945 a contribué à radicaliser les élites et les masses algériennes, précipitant, quelques années plus tard, le déclenchement de la guerre de libération. Cet événement reste un jalon fondamental dans la conscience nationale, pourtant encore méconnu du grand public, tant en Algérie qu’ailleurs. Forme de devoir de vérité, cet ouvrage est un jalon d’une recherche de plus de 20 ans, il restitue en partie les noms et les sépultures confisqués. Il déconstruit la partie écrasée par le déni, la dénégation et l’histoire de l’occultation.
Cette seconde édition du mois de mai 2025, revue, corrigée et augmentée, vient-elle pallier un manque d’ouvrages sur ce sujet important ?
Cette nouvelle édition se veut à la fois témoignage, archive vivante et acte de mémoire envers ceux que l’histoire coloniale a tenté d’effacer. C’est une avancée majeure vers la restitution de la vérité historique. Le livre est le fruit d’un engagement personnel profond, d’une fidélité envers les voix étouffées, et d’un devoir de transmission envers les générations à venir. Il a fallu surmonter de nombreux obstacles, déconstruire des récits officiels biaisés, affronter des silences pesants. Chaque mot ici pèse son poids de douleur et de vérité. Cette nouvelle édition répond également à une forte attente, la première version publiée en 2016 étant aujourd’hui épuisée. Elle comprend de nouveaux témoignages, des documents inédits ainsi qu’une relecture critique de certaines sources coloniales, permettant un éclairage plus fouillé et plus nuancé. Cet ouvrage apporte une contribution importante à une étape essentielle de l’histoire contemporaine de l’Algérie.
Un événement aussi important que ce massacre du 08 mai 1945 n’a pas suscité une littérature abondante, pourquoi à votre avis ?
Que sait-on vraiment du plus grand massacre commis à huis clos un jour de victoire ? Une grande partie de cet épisode traumatique demeure ignorée. Bien que des historiens et écrivains, tant algériens que français — Mahfoud Keddache, Redouane Ainad-Tabet, Boucif Mekhaled, Amar Mohand Amer, Jean-Louis Planche ou Jean-Pierre Peyroulou — aient levé le voile sur de nombreux épisodes douloureux, la partie immergée de cette plaie béante reste encore largement inconnue. Le grand public, des deux rives de la Méditerranée, ne sait presque rien de ce mardi sanglant. Les faits n’ont pas encore été reconstitués de manière minutieuse ni leur chronologie précisée. Les cicatrices n’ont pas toutes été examinées, ce qui empêche encore aujourd’hui une compréhension globale de la vérité. De nombreux aspects demeurent à explorer : les razzias, les disparitions, les actes de torture, les viols, les exécutions sommaires, les plaintes des familles restées sans suite, les souffrances des milliers d’orphelins, la responsabilité des commanditaires, ou encore la controverse autour du nombre réel de victimes. Ce sont autant de volets encore obscurs de ce crime contre l’humanité. C’est pour toutes ces raisons que j’affirme, avec insistance, que les massacres de mai 1945 n’ont pas encore livré tous leurs secrets.
Publier le présent ouvrage en France est une opportunité pour que l’opinion publique française puisse découvrir une autre facette de la colonisation, non ?
Longtemps tenus à l’écart, les Français — victimes d’une désinformation systématique sur la colonisation de l’Algérie — vont pouvoir découvrir une part essentielle de cette tentative génocidaire, absente des manuels scolaires et des récits officiels. Grâce au soutien d’historiens français, à commencer par Gilles Manceron, spécialiste de la colonisation, les éditions Du Croquant, dirigées par Louis Weber, ont accueilli cet ouvrage dans leur collection. Il est disponible dans les librairies françaises depuis le 5 juin courant. C’est une fierté pour un auteur algérien de contribuer à la transmission de la mémoire nationale de l’autre côté de la Méditerranée. L’opinion publique française a le droit de savoir ce qui s’est réellement passé en Algérie, non seulement en mai 1945, mais durant toute la période des 132 années de colonisation. Dans ce contexte, j’ai d’ailleurs animé une conférence le 8 février 2025 à l’Assemblée nationale française, à l’initiative des députés du Nouveau Front Populaire (NFP).
Pensez-vous que la France de Macron, avec la montée de l'extrême droite et de l'islamophobie, va-t-elle aborder réellement le sujet épineux de la résipiscence, et trouvera-t-il éventuellement un écho favorable ?
Otage de la droite, de l’extrême droite, d’un contingent important de pieds-noirs et d’une frange de son armée, la France d’Emmanuel Macron demeure enfermée dans le déni et la dénégation. Confronté à une inquiétante montée du racisme et à une banalisation croissante de l’islamophobie, l’ancien colonisateur paraît peu disposé à aborder avec sincérité la question sensible de la résipiscence. Certes, le président a amorcé une politique des «petits pas» — notamment sur la guerre d’Algérie — mais ces gestes restent souvent timides, partiels et dictés par des calculs politiques. Réticente à demander pardon aux Algériens et à reconnaître les crimes commis en son nom durant 132 années d’une colonisation brutale, la France macronienne semble incapable, dans un climat de crispation identitaire où les débats sur l’immigration, la laïcité et l’islam occupent une place démesurée dans l’espace public, d’affronter son passé colonial avec lucidité. Pendant que d’anciennes puissances coloniales, comme la Belgique et l’Allemagne, ont osé tourner la page du déni, la France reste en retrait. Et ce, malgré les efforts de plusieurs conseils municipaux, d’associations, d’historiens, d’écrivains, de journalistes et de citoyens engagés, qui militent depuis de longues années pour la reconnaissance et l’apaisement.
Quels sont vos futurs projets ?
Le grand public, des deux côtés de la Méditerranée, ignore encore l’essentiel de ce mardi sanglant. Les faits n’ont pas été entièrement reconstitués, la chronologie reste imprécise, et de nombreuses cicatrices n’ont pas encore été explorées. De nombreux pans demeurent obscurs : les razzias, les disparitions, les viols, les tortures, les exécutions sommaires, les plaintes sans suite, la douleur des orphelins, la responsabilité des autorités, et l’éternel débat sur le nombre réel de victimes. Autant de vérités, encore ensevelies sous les ruines du silence, m’obligent à mettre entre les mains des lecteurs un troisième ouvrage. Un travail qui devrait ponctuer des travaux salués par plusieurs spécialistes reconnus, tels que Gilbert Meynier, Gilles Manceron, Hosni Kitouni, Hassen Remaoun, Fouad Soufi, Abdelmadjid Merdaci, Alain Ruscio, Aïssa Kadri, Olivier Le Cour Grandmaison ou encore Amar Mohand Amer.
K. A.