Sabrina Gahar, rapporteure spéciale auprès du CAEDBE : « Le travail des enfants est quasi inexistant en Algérie »

Entretien réalisé par : Kamelia Hadjib

Professeure en psychologie clinique, Sabrina Gahar, également Rapporteure spéciale sur les enfants en mouvement auprès du Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant (CAEDBE), alerte sur la persistance des différentes formes d’exploitation infantile à travers le continent. Dans cet entretien, elle revient sur les réalités actuelles, les formes les plus répandues d’exploitation, les vulnérabilités spécifiques des enfants migrants, ainsi que sur la situation en Algérie et les mécanismes de protection juridiques existants.

El Moudjahid : Alors qu’aujourd’hui, comme de nombreux pays dans le monde, l’Algérie célèbre la Journée mondiale contre le travail des enfants, une question demeure : peut-on encore dire que le travail des enfants constitue une réalité préoccupante ?

Sabrina Gahar : Effectivement, l’exploitation des enfants demeure une réalité préoccupante de nos sociétés contemporaines. Elle prend des formes multiples : travail forcé, servitude domestique, exploitation sexuelle, exploitation économique, mendicité forcée et, parfois même, la traite des enfants. Ce sont généralement des formes d’exploitation qui s’entrecroisent, et qui peuvent représenter une menace grave pour le développement de l’enfant, pour son bien-être, pour sa santé, pour sa dignité, mais aussi pour sa capacité à jouir pleinement de ses droits fondamentaux.
L’exploitation désigne toute situation dans laquelle un enfant est utilisé par une autre personne ou carrément par un réseau, à des fins de profit, de domination ou de manipulation, dans des conditions qui portent atteinte à sa dignité, à ses droits fondamentaux, et qui peuvent compromettre son développement physique, psychologique, éducatif et moral.

Quelles sont, aujourd’hui, les formes les plus répandues d’exploitation des enfants ?

Les enfants subissent aujourd’hui différentes formes d’exploitation, qui sont souvent croisées. L’une des premières que l’on retrouve est le travail précoce, parfois dangereux, notamment dans l’agriculture, l’artisanat et certains petits commerces. À cela s’ajoute l’exploitation domestique, qui touche en particulier les filles, souvent déplacées, isolées, sans famille ou sans appui familial – donc sans aucune forme de protection. La mendicité forcée constitue une autre forme d’exploitation très présente. Dans la majorité des cas, il s’agit d’une mendicité organisée, parfois transfrontalière, et qui relève de réseaux structurés. L’exploitation sexuelle est également une réalité grave, et elle a aujourd’hui pris une nouvelle dimension avec le numérique. On parle désormais de cybersexualité, avec une présence croissante de réseaux organisés sur Internet, qui utilisent des enfants à travers la toile.
Par ailleurs, des enfants sont aussi utilisés à des fins criminelles, y compris dans le cadre de la traite des êtres humains ou dans certains trafics, notamment dans les contextes de migration irrégulière.

Vous avez évoqué la problématique de la migration irrégulière. Comment se manifeste précisément l’exploitation des enfants dans ces situations ?

En tant que Rapporteure spéciale sur les enfants en mouvement auprès du Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant, je peux affirmer que les enfants migrants non accompagnés sont parmi les plus exposés à l’exploitation, notamment le long des routes migratoires et dans les différentes trajectoires de déplacement.
À ce sujet, le Comité africain a mené, en 2023, une étude thématique dédiée à ces enfants, qui appelle les États à renforcer les mécanismes de protection transfrontalière et à intégrer les besoins de ces enfants dans les politiques nationales. Il est essentiel de reconnaître leur vulnérabilité spécifique, et de ne pas les exclure des dispositifs de protection. Toujours à l’échelle africaine, certaines pratiques néfastes à l’égard des enfants, parfois d’origine culturelle, restent malheureusement d’actualité.

Qu’en est-il de la situation et de l’ampleur du phénomène en Algérie ?

En Algérie, le travail des enfants demeure presque inexistant, avec un taux estimé à seulement 0,5% en 2021, selon les données officielles du ministère du Travail. Ce chiffre particulièrement bas s’explique par l’existence de multiples facteurs de protection structurels, qui constituent un rempart efficace contre les différentes formes d’exploitation infantile.
Plusieurs leviers ont contribué à cette avancée. D’une part, l’arsenal juridique et organisationnel mis en place ces dernières années a permis de baliser clairement le cadre de protection. L’obligation de scolarité entre 5 et 16 ans, couplée à la gratuité de l’enseignement, représente un rempart essentiel contre l’entrée précoce des enfants dans le monde du travail.
Sur le plan juridique, l’Algérie se distingue par l’adhésion à la quasi-totalité des instruments internationaux relatifs aux droits de l’enfant. Elle, a notamment, ratifié la Convention internationale des droits de l’enfant, ainsi que ses deux protocoles facultatifs.
À l’échelle continentale, elle fait partie des premiers pays signataires de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, un instrument fondamental de l’Union africaine. Elle est également engagée dans la mise en œuvre de l’Agenda 2040, qui consacre son objectif n°8 à la protection des enfants contre toutes les formes d’exploitation.
Enfin, le cadre législatif national vient consolider ces engagements. Le Code du travail fixe l’âge minimum d’accès à l’emploi à 16 ans, tandis que la loi 15-12 relative à la protection de l’enfance identifie et encadre les différentes situations de danger et d’exploitation. Le Code pénal prévoit des sanctions claires contre les atteintes aux droits des enfants, et la loi 23-14 relative à la traite des personnes criminalise la traite tout en organisant la protection, l’accompagnement et la réinsertion des victimes, y compris lorsqu’il s’agit de mineurs.

La législation algérienne offre-t-elle une protection suffisante face aux différentes formes d’exploitation des enfants ?

Oui, en Algérie, les textes de loi sont très clairs à ce sujet. On peut, notamment, se référer à l’article 2 de la loi n°15-12 du 15 juillet 2015 relative à la protection de l’enfant, qui stipule que l’enfant en danger est celui dont la santé, la moralité, l’éducation ou la sécurité sont en danger ou susceptibles de l’être, ou lorsque ses conditions de vie ou son comportement sont de nature à exposer son avenir à un risque, ou à porter atteinte à son bien-être physique, psychologique ou éducatif.
À travers cet article, on constate une harmonisation avec les textes internationaux ratifiés par l’Algérie, comme la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, ou encore le Protocole facultatif à la CIDE.
La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, que l’Algérie a également ratifiée, garantit à tous les enfants – qu’ils soient présents sur le sol algérien ou issus de la diaspora – les mêmes droits à la protection, sans aucune forme de discrimination.

K. H.

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