Mohamed BOUNAÂMA, Docteur És Archives : «La France a usé d’armes sophistiquées»

Docteur és Archives, enseignant associé à l’Université Alger 2, Mohamed Bounaâma revient sur cette étape décisive dans l’histoire de la lutte du peuple algérien contre le colonialisme et estime que le 8 mai 1945 est une date qui reste marquée par la douleur.

Entretien réalisé par Soraya Guemmouri

L’Algérie commémore les massacres du 8 mai 1945, des crimes contre l’humanité commis par la France coloniale. Pouvez-vous nous expliquer le contexte historique ayant précédé cette date ?

Je commencerai par décrire les contours du cadre politique à l’origine du bouleversement des données géopolitiques du colonisateur, dont le débarquement des Alliés. «L’opération Torch» en Algérie a non seulement changé le gouvernement et la politique française, mais elle a accentué le sentiment de nationalisme chez les Algériens, plus précisément chez la classe politique et les jeunes intellectuels. Cela est d’autant plus vrai qu’il a eu un effet catalyseur sur la prise de conscience du fait nationaliste et un impact certain sur le processus d’unification des moyens de lutte contre le colonialisme. Le paroxysme du mépris, du déni du droit au peuple algérien d’exposer son choix à l’indépendance fut atteint lors des répressions aveugles commises par les autorités coloniales. Aux destructions de villages succédaient les exécutions systématiques et les fours crématoires, rappelant à la classe politique que le colonialisme ne se résigne que face à un ennemi fort par la synergie de ses structures et farouchement résolu à atteindre ses objectifs à travers l’unité de ses rangs et la consécration du principe suprême qu’est l’indépendance. Le rapport du consul britannique John Eric Maclean Carvell basé sur des informations obtenues auprès des autorités militaires britanniques et officieusement de sources gouvernementales françaises faisait état de la situation telle qu’il la décrivait : «Ce cortège qui avait manifestement été organisé par les branches locales du Parti populaire algérien et des Amis du Manifeste portait des banderoles avec des inscriptions telles que «Pour la Charte de l'Atlantique», «Démocratie pour tous», «Vive l'Algérie libre et indépendante», «Libérez Messali Hadj», «Abat la colonisation fasciste»…

Certains affirment que les tueries ont dépassé les frontières de Sétif, Guelma et Kherrata. Vous le confirmez ?

Absolument. Contrairement aux récits répandus, les massacres du 8 mai s’étaient étendus à la presque totalité de l’Algérie. La France colonialiste, mue par une politique impérialiste et fasciste, avait alors utilisé les armes de guerre les plus sophistiquées à l’époque, pour ne citer que des bombardiers et des navires de guerre stationnés sur les côtes de Bejaia et Jijel qui pilonnaient villages et douars sans distinction, portant la mort, la destruction et la désolation au sein des populations. D’autre part, les colons se livraient à d'odieuses représailles contre des habitants de Guelma : il y aurait eu 300 à 400 exécutions sommaires, selon l'enquête du commissaire Berge. De son côté le préfet de Constantine Lestrade-Carbonnel vint déclarer aux miliciens de Guelma : «Vous avez sauvé l'Algérie qui restera française, je vous félicite et je couvre tout, même les sottisesé.

Le bilan a dû donc être très lourd et dépasser le chiffre de 15.000 morts avancé par la France ?

Il est clair qu’on ne peut dans cet espace restreint présenter un état descriptif et des statistiques fiables sans le recours aux documents et rapports qui étayent et consacrent les faits en les présentant à l’historien pour les besoins de l’historiographie nationale. La presse trotskiste avait cité le nombre de 15.000 morts dans le numéro de décembre 1945 de la Quatrième internationale, mais affirmait dans sa publication La Vérité du 29 mai 1946 qu'on dénombrait 35.000 personnes assassinées. De son côté la Ligue arabe parla de 50.000 morts et le journal cairote Al Ikhwane de mai 1946 avait évoqué 60.000 victimes quand l'organe des Oulémas algériens Al Bassair avança 80.000 morts.

Quel aura été l’impact du 8 mai 1945 sur le cours des événements précédant le déclenchement de la glorieuse Révolution du 1er Novembre 1954 ? Peut-on dire que c’était, en quelque sorte, l’étincelle de la guerre de Libération nationale ?

En réalité, les premiers balbutiements d’une stratégie d’unification des visions et d’uniformisation des moyens procéduraux dans la stratégie de lutte à mener contre le colonisateur avaient émergé comme prémices de cette vision inédite lors des discours des deux porte-étendards du mouvement réformateur et nationaliste Abdelhamid Ibn Badis et Messali el Hadj au stade du Ruisseau (qui pourrait porter la dénomination de stade de l’unité nationale). Au-delà des convergences, la tolérance mutuelle de leurs discours historiques, prononcés le 2 août 1936, a constitué le premier grand rassemblement populaire. Dans ce sens, il convient de préciser que les massacres du 8 mai 1945 et leur prolongement dans le temps, constituent à la fois le socle sur lequel s’est articulée la prise de conscience de la nécessité de forger la résistance nationale contre le colonisateur par les moyens appropriés et à la mesure des crimes et comportements contraires au droit international que menait le colonisateur dans ses projets d’extermination. Il est communément admis que la suite du processus de maturation de la classe politique aux prises avec le colonisateur avait acquis une dimension politique internationale. En effet, avec l’émergence des Amis du Manifeste et de la Liberté, puis la dissolution du Parti du peuple algérien auquel succéda le Mouvement pour le triomphe des Libertés démocratiques, le chemin de la révolution était tout tracé pour accoucher d’un projet de combat national libérateur pour le recouvrement de la souveraineté nationale que consacra le document portant la déclaration du premier Novembre 1954.

S. G.

 

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