
Jeudi devant la rédaction d’El Moudjahid, Salah Goudjil, ancien président du Conseil de la Nation et figure de proue du mouvement de libération nationale, nous a livré un témoignage poignant et lourd de sens sur un épisode marquant de sa jeunesse, un souvenir personnel qui éclaire une facette méconnue de son engagement précoce pour la justice sociale, bien avant la guerre de Libération nationale. Répondant à une question sur son passé de syndicaliste durant la période coloniale et sur comment le syndicalisme a davantage alimenté son militantisme pour l’indépendance de l’Algérie, M.Goudjil, avec son habituel regard lucide, est revenu sur sa tendre jeunesse en expliquant comment il n’a pas pu obtenir une bourse malgré ses résultats prodigieux à l’examen du certificat d’études. «À l’époque, se présenter au certificat d’études relevait déjà de l’exploit pour un enfant algérien. J’en garde encore une photo, vieille de 80 ans : on y voit toute ma classe, et presque tous les enfants pieds nus. Nous n’avions même pas de quoi nous chausser. L’examen était, pour la première fois, le même pour nous et les Français, en raison de quelques changements opérés après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Car, avant il y avait deux examens pour le certificat d'études, l’un réservé aux Français et l’autre pour les «indigènes» que nous étions, parce que le programme n'était pas le même», a affirmé M. Goudjil, qui se rappelle de ce moment décisif où, grâce à ses excellents résultats, il parvient à intégrer le collège directement en 5e, sautant une classe. «A cet examen, j'ai eu 20/20 en mathématiques et 5/5 en calcul mental. Je suis donc passé au collège directement à la 5e au lieu de la 6e grâce aux notes que j'ai obtenues», a-t-il précisé. Une progression exceptionnelle pour un jeune de Ain Yagout, petit village des Aurès, à une époque où le système colonial réservait la réussite à une élite triée sur le volet. Mais la suite de son parcours va buter sur un mur. En effet, faute de moyens pour acheter des livres et des vêtements, il sollicite une bourse d’études auprès de la «commune mixte» d’Aïn El Ksar (Batna). «Le gouverneur de l’époque, un certain Rico, d’origine italienne, réunit comme chaque année les douze caïds et les représentants des archs pour décider du budget communal. Mon dossier est présenté comme une première, en ce sens que jamais un jeune de la région n’avait atteint un tel niveau scolaire. Mais au moment du vote, un caïd, qui sera d’ailleurs tué plus tard pendant la guerre de Libération nationale s’est opposé à ma demande en justifiant sa position par le fait que l’argent à consacrer au financement de ma bourse devait plutôt servir à recruter un garde-champêtre. Ce qui fait que ma demande a été refusée par le Conseil communal», a-t-il raconté. Cette décision injuste, qui aurait pu briser une vocation, devient au contraire une source de motivation supplémentaire. Ainsi, une année plus tard, animé par la volonté de s’en sortir par ses propres moyens, il part en France pour se former dans le bâtiment. Il y découvre un autre combat, à savoir celui des travailleurs algériens exploités sur les chantiers de la reconstruction de la France après la fin de la Seconde Guerre mondiale. «A mon arrivée en France, j’ai d’abord passé un examen pour me former dans le domaine du bâtiment. A cette époque, il y avait les grands chantiers de la reconstruction», a-t-il expliqué. Quelques années plus tard, la France connaissait des grèves massives, les plus importantes depuis 1936. «La plupart des ouvriers dans les chantiers étaient Algériens», a précisé M. Goudjil. «A la bourse du travail, les Algériens m'ont donc désigné pour les représenter, car ils me connaissaient pour avoir aidé certains à écrire des lettres ou des demandes», a-t-il poursuivi. C’est ainsi que Salah Goudjil fait ses premières armes de syndicaliste. Il raconte non sans émotion sa première négociation avec le patronat, à Évreux. «Nous étions trois face à trois patrons. À un moment, l’un d’eux, méprisant, lance : «Vous faites grève avec des analphabètes !» Je me suis levé et je lui ai répondu : «S’ils sont analphabètes, ce n’est pas de leur faute. Mais viendra un jour où ces mêmes analphabètes vous feront pleurer !» a souligné M. Goudjil, pour lequel ce refus de bourse a forgé son engagement et l’a poussé à devenir la voix des sans-voix, à défendre la dignité des travailleurs et à militer sans relâche pour la liberté et l’indépendance de l’Algérie. Ce témoignage, à la fois intime et révélateur, nous rappelle qu’à chaque humiliation subie par un jeune Algérien sous le joug colonial répondait une promesse silencieuse qui n’était autre que celle de relever la tête et de conquérir sa dignité avec bravoure.
M. A. O.