
Par Rachid Lourdjane
Parler, agir ou garder le silence devant le volume massif du cancer qui emporte tant de vies humaines. Pourquoi de façon aussi significative ? Qu’est-ce qui a changé dans notre environnement et dans nos habitudes au point de nous fragiliser aussi soudainement ? Examinons ces détails : depuis quelques années, les automobilistes ne sont plus incommodés par les insectes collés aux pare-brises. Victimes d’une sérieuse modification de la chaîne alimentaire, de nombreuses variétés d’oiseaux endémiques ou migrateurs ont disparu de notre environnement. On ne rencontre plus le moineau basique ni les nuées de martinets qui hantaient joyeusement le front de mer d’Alger. Les hirondelles ne reviennent plus du Nil, et nous perdons tout contact avec le rouge-gorge annonciateur de chutes de neige. Envahie de plastique et de déchets industriels, la nature ne cesse, en vain, de nous lancer des signes. Les pesticides et les engrais chimiques subventionnés par l’Etat sont déversés en grandes quantités et sans contrôle sérieux sur les sols agricoles, et les usines déversent leurs déchets dans la nature sans retraitement, empoisonnant notre vie, notre santé et notre univers. Les maladies, à commencer par le cancer, sont bel et bien les résultats de cette désinvolture qui nous revient à la face comme un boomerang. Et la loi ? Et le législateur algérien dans tout cela ? C’est le silence dans l’alerte rouge. Les chiffres donnent froid dans le dos, quand bien même les statistiques ne savent pas interpeller nos émotions. Le cancer est estimé à 45.000 cas nouveaux tous les ans et 24.000 décès selon le rapport du Plan National Cancer, 50.000 cas selon le Professeur Kamel Bouzid. Une croissance alarmante nécessitant un budget colossal de 63 milliards de DA (ministre de la Santé 2018). Surgi comme une nouvelle pathologie par son extension géographique et l’évolution du nombre de cas tous types confondus, ce fléau national est une nouvelle terreur par sa proximité et sa gravité. Un phénomène qui mobilise beaucoup d’énergie et de moyens humains et matériels. Les spécialistes en oncologie qui s’inquiètent devant la montée du phénomène constatent l’envahissement des services hospitaliers par ces malades qui arrivent de toutes les régions du pays. Les services d’anatomie-pathologie, bien en deçà de la demande et encombrés, sont à l’origine d’énormes pertes de temps dans le processus thérapeutique. Un problème de santé publique qui affecte désormais toutes les tranches d’âge. Les services pédiatriques qui accueillent des enfants cancéreux donnent ce triste spectacle d’un univers de fin de vie, y compris celui de Mustapha Pacha censé être à la pointe de la prise en charge au cœur de la capitale. Ce qui fut un problème de santé lié à la vieillesse et aux gros fumeurs s’élargit sans distinction. En effet, comment ne pas s’étonner de voir des jeunes hommes, dans la force de l’âge, traînant un cancer de la prostate, et des jeunes filles ou jeunes mères de famille avec une problématique du sein ou du col de l’utérus ? Devant l’étendue du problème, les regards convergent naturellement vers les autorités sanitaires qui, depuis le Plan Cancer de 2015-2019 initié par la présidence de la République et le rapport national sur le sujet établi par l’INSP (Institut National de Santé Publique), sous la présidence des professeurs Zitouni et Gringaud, sont manifestement mobilisés exclusivement à la gestion de la Covid-19. Sur le terrain, les praticiens sont dans l’attente interminable d’une remontée de l’information. Ce volet essentiel, axe 6 du Plan cancer, est en deçà de ce que les praticiens attendent. Quant à la stratégie de sensibilisation du public, il y a manifestement un épuisement de l’autorité sanitaire. L’INSP qui collecte et centralise des données essentielles sur le cancer en termes de types et de sources régionales hésitent à diffuser les conclusions et les évaluations déterminantes sur les causes de cette douloureuse extension. Va-t-on vers un autre plan qui va suivre celui de 2015-2019 ? Nous ne le savons pas. Nous savons, en revanche, que nous avons besoin d’une vraie stratégie de dépistage de tous les types de cancer, en particulier chez les femmes qui, pour une raison ou une autre, hésitent souvent à consulter, perdant ainsi un temps précieux pour la prise en charge médicale. Aussi, la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 a impacté la continuité des services de santé et notamment les consultations de dépistage et de suivi des patients atteints de cancer. Le Dr Zebdi de l’Association des consommateurs ne cesse d’attirer l’attention sur la vérité de nos habitudes alimentaires. Effectivement, nous consommons beaucoup plus qu’avant une nourriture modifiée industriellement, chargée d’éléments incompatibles avec une hygiène de vie saine. Parmi les causes de cancer, les regards s’orientent sur l’alimentation inondée depuis une trentaine d’années par les OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) et les perturbateurs endocriniens dénommés pompeusement comme des «améliorants», qui dérèglent notamment notre système hormonal et perturbent le bon fonctionnement de la thyroïde. Cela s’ajoute au sucre, au sel, aux graisses saturées, et conservateurs douteux qui sont ajoutés un peu partout dans l’industrie agroalimentaire comme solution de facilité pour rendre accro aux aliments industriels en jouant sur le système de récompense du cerveau. En 2014, l’Algérie ne produisait pas moins de 2,7 millions de tonnes de sucre raffiné par an. Un chiffre qui ne peut être qu’en expansion quand on sait son pouvoir addictif, qui, selon certaines études scientifiques sur des rongeurs, démontre que l’addiction à cet adjuvant est plus puissante quedes drogues dures telles que la cocaïne. Les enfants d’âge scolaire se jettent sur une multitude d’aliments industriels avec la complicité d’adultes plutôt passifs. Les prémices des excès sont visibles par une obésité infantile en expansion qui touche des enfants de plus en plus jeunes. D’autres produits, plus sournoisement dissimulés, contribuent à nuire à notre santé au quotidien ; c’est le cas de la farine importée avec son «améliorant» d’origine chimique. La baguette de pain étant l’une des moins chères au monde est adoptée depuis quelques décennies comme un produit alimentaire de base. On retrouve aussi des additifs alimentaires chimiques douteux (dont le nom commence par E100, E200, E300) dans une grande variété de produits alimentaires, dont certains interdits en Europe selon la législation en vigueur dans l’Union Européenne à cause de leur dangerosité sur la santé (cancérigènes, perturbateurs endocriniens). La santé des Algériens ne mérite-t-elle pas que l’on se penche plus sérieusement sur les retards d’accès aux soins, en particulier à la chimiothérapie et à la radiothérapie et sur la question des additifs dangereux de l’industrie agroalimentaire ?
R. L.