
Par Rachid Lourdjane
Dans l’état actuel des choses, un ministère de la Ville serait-il un luxe ? Sans vouloir verser dans l’humour facile, il semble bien que le cadre urbain, dans son interminable décadence, ait besoin en urgence d’une autorité compétente avec de larges prérogatives, et, plus important encore, un cadre juridique fiable, une autorité et des plans d’action. L’intérêt est de sauver nos villes de leur situation de détresse. A commencer par l’organisation du parc immobilier de toutes les filières commerciales. A défaut d’une nouvelle gouvernance pour ce secteur, le désordre qui s’installe dans l’environnement civil s’achemine vers un point de non-retour. Pour l’illustration ou à titre d’exemple, examinons rapidement ces devantures de magasins de ces commerçants expansionnistes qui s’attribuent d’autorité l’espace public par le débordement de leurs marchandises à même les trottoirs. Ces situations insolites pour une ville moderne ne sont que symptômes d’un vide juridique et le résultat d’un laisser-aller capitalisé depuis des décennies. Parfois, des axes de circulation entiers sont encombrés par des marchands jusqu’à l’impossibilité de l’accès aux ambulances et la police. Et pour le mauvais exemple, des administrations, fortes de leurs poids, abusent de leur autorité en accaparant des rues entières en guise de parkings privés ou simple agrandissement de leur domaine. Des constructions de petits commerces qui s’érigent soudainement sur le trottoir avec l’aval des APC ! Le dernier en date se trouve juste à coté du centre postal, sur l’avenue 1er- Novembre, à Alger.
Faut-il s’habituer à cette dérive et faire comme si de rien n’était ? Même aux plus outrageants spectacles urbains qui affectent le cœur même de la capitale ? Voici des années que le Novelty est fermé, accablé de saletés, devenu un lamentable zoo pour une faune de rongeurs au cœur de la ville, juste en face de l’APC, sous la statue équestre de l’Emir. Spectacle pathétique d’une souillure sur la face de la capitale. Quand on sait l’histoire du Novelty, cette brasserie fréquentée dans le passé par de nombreux artistes, musiciens, écrivains, gens du théâtre algérien et de grands cinéastes étrangers et nationaux. A une autre époque, le Novelty attirait aussi la jeune Dalida et des vedettes prestigieuses tel Eddie Constantine, parfois Albert Camus ou le grand musicien Iguerbouchen. De restaurant de prestige, il sera déclassé en vulgaire fast-food durant un temps, et soudainement, une petite affiche annonce sa fermeture. Comme s’il était normal de mettre la clé sous la porte et réduire au chômage une dizaine d’employés pour de sombres motifs administratifs ou judiciaires. De nombreuses grandes enseignes de la capitale sont dans une situation de délabrement comme une plaie hideuse qui défigure des axes qui méritent le classement. Il en va ainsi pour le «Strasbourg», à vingt mètres du palais de justice, rue Abane-Ramdane. Cet établissement select fut longtemps le lieu fréquenté par des magistrats et journalistes. Pour la petite histoire, de Gaulle s’y attablait durant son court séjour algérois dans les années quarante.
Seule sa façade de marbre lézardée par endroits témoigne encore de son raffinement architectural et décoratif. La grande maison tombe en ruine, les rideaux éventrés par des visiteurs nocturnes. En l’absence d’un cadre juridique, les situations les plus insolites s’imposent comme un défi aux autorités locales et aux habitants. La seule rue Ben-M’hidi compte une bonne dizaine de commerces embourbés dans des affaires d’héritage et fermés depuis des années. L’ancien cinéma Donyazad, de la rue Abane-Ramdane, une sacrée page d’histoire de la ville d’Alger, passé aux mains d’un industriel, continue sa descente aux enfers ; une ruine de puanteurs où s’entremêlent les canalisations défoncées et un mobilier en état de décomposition. Les cinémas l’Algéria, l’Afrique, le Français et d’autres encore en sont dans la même situation, alors que l’Université d’Alger manque cruellement d’amphithéâtres. Sur le même axe, on relève l’agonie de l’hôtel de Genève et des cafés restaurants fermés dans l’attente d’une issue judiciaire. Sur la rue Achour-Maydi, parallèle à Didouche-Mourad, une immense bâtisse de 3.000 à 4.000 m2, ancien Souk el Fellah est abandonné depuis la fin des années Chadli Bendjedid. Construit sur un plan de Gustave Eiffel, en armature métallique et brique de terre cuite d’un grand panache architectural, il ferait le bonheur des clubs sportifs de hand ou du basket qui manquent cruellement d’espaces d’activités. Il suffirait juste d’un plan de réhabilitation. La situation de litige est-elle un motif valable pour la fermeture de commerces, autrefois florissants ? Les propriétaires sont-ils libérés de leurs obligations vis-à-vis de la ville et du cadre urbain. En activité ou non, un commerce est redevable pour la fiscalité. C’est ainsi dans tous les pays à bonne gouvernance. Qu’en est-il chez nous ? Que la justice soit lente et souveraine est un fait. Que les justiciables utilisent toutes les voies de recours jusqu’à la Cour suprême est un droit inaliénable. Il n’en demeure pas moins que la fermeture d’une activité commerciale sur de longues périodes est néfaste pour l’environnement de la ville, sans compter les préjudices économiques et l’insécurité sanitaire qui en découlent. La question qui se pose est de savoir pourquoi le juge peine à utiliser systématiquement le dispositif légal de mise en adjudication pour permettre la continuité de l’activité économique jusqu’au terme du règlement des litiges.
R. L.