
Qui dit Ramadhan en Algérie dit inévitablement zlabia tunisienne. Cette spécialité propre à nos voisins du Nord-Est s’est fait une place dans les habitudes alimentaires des Algériens, et pas seulement durant le mois béni.
Les Tunisiens spécialisés dans les pâtisseries et aussi dans les beignets traditionnels, se trouvent dans tous les coins d’Algérie, et même dans le Sud algérien comme Adrar, Tindouf ou Naâma. Afin de connaître le vécu et les motivations de ces Tunisiens qui se sont parfaitement intégrés en Algérie, nous avons questionné trois d’entre eux exerçant dans trois lieux socialement différents : un quartier populaire, le centre-ville et un quartier résidentiel.
Un Tunisien à Bab El-Oued
Un Tunisien vendant les spécialités sucrées tunisiennes dans un quartier populaire, cela a du sens. Il en est ainsi de Abdallah, gérant d’une petite échoppe à Bab El Oued, plus précisément au boulevard Colonel-Lotfi. Il n’est d’ailleurs pas le seul dans le quartier, puisqu’il y a un autre Tunisien, assurant la même activité, sur le trottoir opposé, à quelques dizaines de mètres. Il faut dire que les beignets traditionnels (lekhfaf) font partie, depuis un certain temps, du street-food (nourriture de rue) algérien, a fortiori dans un quartier populaire tel que Bab El Oued.
Abdallah a débarqué en Algérie en 1996 afin de prendre la suite de son père, propriétaire de la boutique depuis 1963. «Mon défunt père s’était établi en Algérie avant l’indépendance. Il s’est senti comme chez lui, à tel point qu’il a demandé et obtenu l’autorisation d’ouvrir cette échoppe une fois l’indépendance acquise», explique-t-il. Cela fait donc plus de 28 ans qu’il prépare quotidiennement beignets, zlabia, qalb ellouz, makrout et autres spécialités sucrées à l’adresse des habitants du quartier et d’autres qui viennent d’ailleurs. «Ici, les plus anciens aiment les beignets.
D’ailleurs, le gros de ma clientèle pour ce segment est constitué de personnes âgées, car ces dernières ne peuvent se permettre des sucreries à cause du risque du diabète». A ses côtés, deux ouvriers algériens, «des frères», insiste Abdallah qui n’hésite pas à leur confier les clefs de la boutique lorsqu’il se rend en Tunisie pour des visites familiales. C’est que, même s’il réside et travaille en Algérie depuis presque trois décennies, sa petite famille est restée en Tunisie.
«Cela dit, je considère que j’ai de la famille même en Algérie. Avec le temps, je me suis fait de vrais amis dans le quartier et je me sens vraiment chez moi». A peine est-il perturbé par l’inflation qu’ont connue certains ingrédients indispensables à la fabrication de ses spécialités, surtout que les prix de ses produits sont parmi les plus bas à Alger. «Je garde les mêmes tarifs depuis 4 ans. Ma zlabia est toujours à 400 DA le kilo.
Je fais de mon mieux pour qu’il n’y ait pas de hausses de prix, car je suis dans un quartier populaire où les budgets des clients sont limités», confie-t-il. Toujours est-il qu’il se plaît beaucoup à Bab El Oued. Il s’y plaît tellement qu’il a un projet d’extension de sa boutique (exiguë, il faut l’avouer). «Si je trouve un local plus spacieux à Bab El Oued, je serais heureux. J’aimerais élargir mon offre de produits. J’espère que j’y parviendrai».
Ferhat n’a jamais oublié...
Ferhat a un parcours similaire. Lui aussi est venu en Algérie afin d’aider son père, puis prendre son relais une fois décédé. «Je suis arrivé à Alger précisément le 20 août 1983», raconte Ferhat, pour qui il y a des dates qui ne s’oublient pas.
Il était venu rejoindre son père qui activait, depuis 1962, dans une échoppe à Belcourt, actuellement Belouizdad, avant d’ouvrir une échoppe à Alger-Centre, plus précisément à la rue Asselah-Hocine, pas loin de nombreuses institutions comme l’Assemblée populaire nationale, la wilaya d’Alger ou le ministère de l’Agriculture.
Sa position stratégique, au cœur d’un quartier connu pour abriter de nombreuses administrations et agences bancaires, lui confère une exposition qui fait que des milliers de citoyens - et même d’étrangers - ont déjà goûté à ses produits.
Même s’il a laissé sa famille en Tunisie, il s’investit pleinement dans son travail, car insiste-il, «j’aime mon métier et je l’accomplis avec tout mon cœur». Une chose l’attriste depuis qu’il a constaté une diversification de sa clientèle : «Il y a quelques années, les jeunes s’étaient détournés des petit-déjeuners traditionnels, car attirés par les croissants et les petit-pains occidentaux.
Du fait, ma clientèle est constituée principalement de personnes âgées. Cependant, je constate avec plaisir qu’il y a de plus en plus de jeunes qui se présentent chez moi pour consommer des beignets avec du thé. Je pense que cela confirme un retour générationnel vers les produits traditionnels, comme l’atteste la prolifération de vendeurs de pains et galettes traditionnelles». C’est ce qui fait que les Tunisiens, vendeurs de beignets ouvrent très tôt, au même titre que les cafés.
Au-delà de l’engouement pour lekhfaf, la réputation de la zlabia tunisienne, reconnaissable à sa forme en spirale et à sa couleur rouge allant vers l’orangé, n’a pas pris une ride. Ferhat la vend à un prix (450 DA le kg) jugé exagéré par certains clients, mais il affirme que le prix est conforme à la qualité de son produit : «C’est vrai que le prix a évolué au fil des années, mais il faut reconnaître que même les salaires ont augmenté, ainsi que les prix des ingrédients. Je me rappelle qu’en 1989, le bidon d’huile de table El Afia coûtait 18 DA, alors qu’il est à 620 DA aujourd’hui. Donc, le prix de la zlabia évolue, surtout que je veille à la préparer avec le souci de préserver sa qualité authentique».
Mohamed Ben Maâref brille à Hydra
Cela dit, la palme du succès des spécialités sucrées tunisiennes revient à Mohamed Ben Maâref Nemri, dont la boutique est sise à la placette d’Hydra. Eh, oui ! Lekhfaf est également populaire dans les quartiers huppés. L’histoire des Nemri est particulière puisque son père, arrivé en Algérie dans les années S940, avait participé activement à la guerre de Libération. «Il avait une échoppe de beignets à Birkhadem et c’était un endroit de transit du courrier du FLN. Ainsi, des moudjahidine y venaient tôt le matin, sous prétexte de prendre des beignets avec du café ou du thé, et déposaient ou récupéraient des lettres. En fait, notre boutique était une boîte aux lettres clandestine pour le courrier entre les wilayas historiques et aussi entre l’Algérie et les dirigeants qui étaient en Tunisie.
Parfois, mon père acheminait lui-même le courrier vers d’autres destinations», témoigne Mohamed Ben Maâref. Après l’indépendance, et en reconnaissance de sa participation à la Révolution, les autorités algériennes ont autorisé son père à ouvrir une boutique à Hydra. Mohamed Ben Maâref est arrivé à Alger en 1973 afin d’aider son père dans son commerce. «Depuis 52 ans que je suis en Algérie, je vis dans le bonheur. Mon commerce marche bien et j’ai même eu des personnalités prestigieuses comme clients dont Benyoucef Benkhedda et Abdelaziz Belkhadem. Je n’ai jamais eu envie de repartir», assure-t-il.
A tel point qu’il a ramené à Alger l’un de ses fils, Yassine, qui s’est parfaitement intégré : «J’ai fait le lycée Amara-Rachid et je me suis fait plein d’amis algériens. Franchement, tout le monde me respecte. Je suis Tunisien, tout en me sentant profondément Algérien». Si Mohamed Ben Maâref est très bien en Algérie, il n’en oublie pas moins sa famille restée en Tunisie. Pour ne pas couper les ponts avec son pays, il se relaye avec son frère Ahmed (dont le fils travaille également dans la boutique) pour vivre deux mois en Algérie et deux mois en Tunisie.
Il faut dire que la boutique marche très bien, à tel point qu’il doit se lever chaque jour à 03h00 du matin pour préparer les beignets pour les lève-tôt. Encore mieux : il a varié ses produits en proposant des sandwiches de beignets (salade, viande hachée, thon…) et des jus maison. Il a même aménagé une petite terrasse sur le trottoir, «même si le loyer payé à l’APC pour cette terrasse ne cesse d’augmenter», je ne regrette pas dira Yassine.
A la lumière de tous ces témoignages, il apparaît clairement que les Tunisiens, installés en Algérie pour faire du commerce de spécialités culinaires tunisiennes sont bien intégrés et font partie du décor dans toutes les wilayas du pays. Cette intégration est l’archétype du bon voisinage dans le respect mutuel et une preuve de la possibilité de construire un espace maghrébin intégré lorsque la sincérité, le dévouement et la fraternité sont au rendez-vous.
F. A.
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La zlabia tunisienne vient de Ghomrassen
Même si on dit «zlabia tunisienne», cette pâtisserie n’est pas une création tunisienne. C’est juste une variété d’une pâtisserie qui est répandue dans plusieurs régions d’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie de l’ouest. «Au Bangladesh et au Pakistan, leur variété est consommée au petit-déjeuner avec du lait», affirme Ferhat, l’un des Tunisiens exerçant en Algérie. En Tunisie, le berceau de la zlabia locale est Ghomrassen, ville du Sud-Est du pays située à 16 km de Tataouine. Les meilleures spécialistes s’y trouvent, assure Ferhat.
Si la zlabia tunisienne marche bien en Algérie, il faut dire qu’elle est concurrencée par la zlabia de Boufarik au centre et par la zlabia «banane» dans l’ouest du pays. Ces deux variétés algériennes sont à base de semoule, alors que la zlabia tunisienne est fabriquée avec de la farine. Autre diffé- rence : il y a une plus forte concentration de miel dans la zlabia tunisienne afin qu’elle reste croustillante durant plusieurs jours, tandis que les deux autres doivent être consommées le jour-même de leur cuisson sous risque de se ramollir le lendemain. C’est aussi ce qui explique que la zlabia tunisienne est plus chère que les deux autres.
F. A.