
Entretien réalisé par : Yazid Yahiaoui
L’affaire des explosions nucléaires françaises dans le Sahara algérien a été largement médiatisée, cette année. L’Algérie, le Président, les officiels, les institutions et le peuple rappellent à l’unisson à la France sa responsabilité et son devoir de mémoire de reconnaître ses crimes contre l’humanité, mais aussi la nécessité d’une prise en charge des malades contaminés par ses explosions et l’urgence de décontaminer les sites. Le 13 février dernier, outre la journée d’étude organisée par l’APN au CIC Abdelatif-Rahal d’Alger, le ministère des Moudjahidine a organisé un colloque international à Reggane. Parmi les présents, Patrice Bouveret, co-fondateur et directeur de l’Observatoire des armements, centre d’expertise indépendant fondé à Lyon (France) en 1984 et co-porte-parole en France de la campagne pour abolir les armes nucléaires ICAN, prix Nobel de la paix en 2017. M. Bouveret, contacté par El Moudjahid, revient sur ce colloque et apporte des éléments de réponse à la question mémorielle liée aux explosions nucléaires françaises.
El Moudjahid : M. Bouveret, vous êtes directeur de l’Observatoire des armements et co-porte-parole d’ICAN-France et parmi les farouches défenseurs des droits des victimes des explosions nucléaires françaises tant dans le Sahara algérien qu’en Polynésie française. Votre récent séjour en Algérie s’inscrit-il toujours dans ce cadre ?
Patrice Bouveret : C’est avec beaucoup d’honneur et d’intérêt que nous avons répondu à l’invitation du ministre des Moudjahidine et des Ayants droit d’intervenir lors de la 65e commémoration de la première explosion nucléaire de la France à Reggane au Sahara, le 13 février 1960. Une explosion dont les conséquences, aujourd’hui encore, impactent l’environnement et les populations présentes dans ces territoires. L’Observatoire des armements a commencé ses premiers travaux de recherche sur les conséquences des essais nucléaires quelques années après sa création en 1984 alors que la France procédait encore à des explosions en Polynésie. Pour contourner l’absence d’accès aux archives classées secret défense et rendues incommunicables depuis une loi de juillet 2008, nous nous sommes beaucoup appuyés sur les témoignages des populations et des personnels civils et militaires ayant participé à ce programme. Nous avons également comparé avec les programmes d’expérimentation des autres puissances nucléaires.
Dès le début des années 1990, nous avons eu accès à des témoignages recueillis auprès des habitants de la région de Reggane et d’In- Eker. Un travail qui s’est poursuivi également avec des réalisateurs pour la production de plusieurs documentaires largement diffusés. Je voudrais en profiter pour saluer le rôle essentiel des médias pour libérer la parole et lever le secret autour de ces sujets.
Avec les associations de victimes, une procédure judiciaire a été engagée dès le début des années 2000 pour que soient déclassifiés les documents conservés par l’armée. Cela a permis d’obtenir, en 2013, un début de transparence, mais de manière extrêmement parcellaire et bien trop limitée. Pourtant, nous ne cherchons pas à connaître les secrets de la fabrication de la bombe, mais d’avoir accès aux données sur les retombées de ces explosions sur la population et le personnel. Cela ne nous semble que justice que la France ouvre l’ensemble de ses archives. Cela manifesterait sa volonté de reconnaissance et de prise en charge des dégâts qu’elle a provoqués.
Comment évaluez-vous votre déplacement récent à Reggane? Avez-vous rencontré les victimes des explosions nucléaires?
Nous sommes venus bien sûr pour partager notre expérience, mais aussi pour vous rencontrer, vous écouter et découvrir la réalité que vous avez subie, pour mieux comprendre les enjeux et nouer des liens afin de renforcer les actions menées de part et d’autre de la Méditerranée, mais aussi avec les habitants et associations de Polynésie confrontés aux mêmes problématiques de reconnaissance et de réparation.
Lors de notre déplacement à Reggane pour participer à la conférence commémorative du 13 février, nous avons pu ainsi échanger avec des personnes ayant vécu cette première explosion nucléaire, suivie de trois autres atmosphériques et 13 autres à flanc de montagne à In-Eker. Sans oublier les 40 expériences dites «sous-critiques» pour lesquelles il n’y a pas mise en route d’une réaction en chaîne, mais utilisation et dispersion d’éléments radioactifs, notamment du plutonium.
Il est, me semble-t-il, important de préciser qu’en France, cette question des conséquences des 210 explosions nucléaires qu’elle a effectuées au Sahara et en Polynésie est loin d’être réglée. Elle n’a émergé que tardivement dans l’opinion publique et les médias. Il a fallu toute l’action et la pugnacité d’organismes indépendants de recherche comme l’Observatoire des armements et des associations de victimes pour que soit adoptée par le Parlement, une loi de reconnaissance et d’indemnisation. Car, pour les autorités publiques, toutes les précautions avaient été prises et selon leur propre expression, les essais étaient «propres». Au mépris de la réalité qui démontre le contraire.
Cette loi, entrée en vigueur le 5 janvier 2010, est encore loin de répondre à son objectif d’indemnisation de l’ensemble des victimes. En effet, de 2010 à fin 2023, selon le dernier rapport d’activité publié, seulement 1 026 personnes ont bénéficié d’une indemnisation. Un nombre ridicule au regard des dizaines de milliers de personnes impactées.
De plus, compte tenu des difficultés pour constituer un dossier, notamment en raison des verrous inclus dans la loi, seules deux personnes résidant en Algérie, des anciens militaires, ont pu bénéficier d’une indemnisation sur les 69 dossiers qui ont été déposés auprès du CIVEN, l’organisme français chargé de faire le tri des dossiers.
Pourtant, aujourd’hui encore, des taux de radioactivité dangereux pour les populations peuvent être enregistrés dans les zones impactées. L’objectif des autorités françaises a toujours été et reste de minimiser l’impact des conséquences de leurs explosions nucléaires pour limiter leur responsabilité et les réparations, au lieu de mettre en place une prise en charge et une véritable politique de vérité et justice envers toutes les victimes.
Notre présence à ce 3e colloque international nous paraît très positive. Ayant eu l’honneur de participer au premier colloque international organisé à Alger le 13 février 2007, ce nouveau séjour nous a permis également de mesurer l’évolution de la prise en compte de ce sujet en Algérie. Comme, par exemple, la prise en compte par l’Assemblée populaire nationale, qui a, elle aussi, organisé dans le même temps un colloque à Alger.
L’Algérie, et en premier lieu le Président Tebboune, réclame de la France une reconnaissance morale de ces crimes, réclamant la décontamination et une remise de la cartographie des déchets nucléaires. Comment voyez-vous la suite des événements côté français ?
Cela fait de nombreuses années que la France aurait dû procéder à la décontamination des sites et au rapatriement des déchets laissés sur place, comme nous l’appelons de nos vœux depuis le début de notre implication sur cette question. D’ailleurs, nous l’expliquons à nouveau dans l’étude «Sous le sable, la radioactivité» réalisée en 2020 par l’Observatoire des armements avec ICAN France, la campagne pour abolir les armes nucléaires.
Nous partageons et soutenons les différents appels de votre Président comme ceux des autres instances publiques d’Algérie pour l’ouverture des archives et leur transmission, pour la décontamination des sites, pour l’aide à la prise en charge des problèmes de santé subis par la population.
Pour la suite des événements, la priorité est, me semble-t-il, la poursuite des échanges comme lors de@ ces journées en les multipliant, voire en créant un cadre spécifique pour qu’ils se déroulent en impliquant différents acteurs (par exemple, représentants des autorités politiques et de la représentation parlementaire, représentants des associations de victimes, experts, etc.).
Lors de la conférence à Reggane du 13 février, j’ai évoqué quelques pistes qui pourraient permettre de faire évoluer la situation de blocage dans laquelle nous sommes aujourd’hui au niveau de la prise en charge des victimes. Je me permets de les citer dans le cadre de cet interview :
• l’importance du recueil et de la publication de témoignages des victimes, le partage des expériences ;
• l’importance du recueil de données indépendantes au niveau médical et environnemental et leur large diffusion ;
• réfléchir à élaborer des propositions d’indemnisations collectives, car le système mis en place actuellement d’indemnisation individuelle ne semble pas le plus adapté pour les conséquences des explosions au Sahara.
En effet, concernant l’Algérie, ces éléments manquent cruellement dans le débat pour ouvrir la voie à la réparation.
Pour terminer, il me semble également qu’il serait important d’isoler cette question des conséquences des explosions nucléaires afin de pouvoir engager un processus de réparation et de décontamination des sites. Car compte tenu de la durée de vie des éléments radioactifs, il est urgent de procéder au nettoyage des sites contaminés pour préserver non seulement les populations qui vivent actuellement aux alentour mais aussi les générations futures.
Y. Y.