
Entretien réalisé par Issam Boulksibat
Professeur de littérature à l’université de Skikda, dramaturge et essayiste, Ahcène Tlilani, natif de Sidi Mezghiche, est spécialisé dans l’histoire contemporaine de la région du Nord-Constantinois. Il est président de la fondation Zighoud Youcef, qu’il a lancée en janvier 2020, et auteur, en 2012, d’une biographie de l’architecte de l’offensive du 20 août 1955, le Forgeron révolté.
El Moudjahid : Pour l’historien Charles-Robert Ageron, «après le 20 août 1955, la plupart des responsables français ont eu conscience que les "bandes", comme on les appelait alors en France, avaient réussi à enrôler la paysannerie algérienne […] Pour la France comme pour les militants nationalistes algériens, la Révolution annoncée le 1er novembre devenait la Guerre d’Algérie »…
Pr Ahcène Tlilani : Je suis tout à fait d’accord avec cette affirmation, et je considère, avec beaucoup d’historiens, que l’offensive du 20 août 1955 représente le véritable départ de la Révolution, quasiment un second Novembre 1954. Nous savons que la Révolution, qui avait commencé dans les Aurès, n’avait pas connu, du moins au départ, la même intensité dans les autres régions du pays. Par conséquent, la France a pu circonscrire l’action armée dans ladite région, et n’étaient-ce les attaques du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, celle-ci aurait peut-être pu cesser, et la guerre de Libération aurait pu durer plus longtemps.
Pouvez-vous expliciter davantage ?
L’offensive du 20 août 1955 représente le véritable tournant de la Révolution algérienne. En premier lieu, en matière de diffusion des idées révolutionnaires, en ce sens que les attaques de Skikda ont donné ceux d’Oran, qui, à leur tour, ont constitué l’étincelle de la Révolution à l’Ouest. Il y a aussi le fait que cet évènement a mis fin à une certaine hésitation perceptible chez une partie des politiques, et fait pencher la balance du côté de la lutte armée, d’autant plus que la réaction du colonisateur a occasionné, selon des chiffres avancés dernièrement par un historien américain, plus de 20.000 martyrs, ce qui est considérable. À titre d’illustration, l’insurrection a été telle dans une ville comme Collo que l’armée française a recouru au bombardement du massif colliotte par des navires de guerre de l’OTAN. C’est grâce à l’offensive du 20 août 1955 que la voix de l’Algérie est parvenue au reste du monde. Le moudjahid Amar Benaouda, avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir à plusieurs reprises, m’a dit un jour : «le 19 août, l’Algérien baissait la tête lorsqu’il croisait un colon, mais après le 20 août, c’est ce dernier qui évitait de regarder l’Algérien en face. La peur avait tout simplement changé de camp».
L’offensive a éclaté à l’initiative de Zighout Youcef. Pouvez-vous nous parler de la préparation de cette action et aussi du choix de la date ?
La plupart des historiens évoquent une correspondance dans laquelle Chihani Bachir demande à Zighout d’entreprendre, en tant que chef militaire du Nord-Constantinois, une action d’éclat afin de desserrer l’étau sur les moudjahidine qui se trouvaient dans les montagnes des Aurès. Mais selon mes propres sources, Zighout avait déjà commencé à envisager cette offensive après le décès de Didouche Mourad, le 18 janvier 1955. D’après ses compagnons d’armes, il avait tellement été affecté par la mort de son supérieur qu’il en avait perdu l’appétit et le sommeil. Il lui avait été difficile d’accepter le fait que cela soit arrivé dans son fief de douar Souadek. Il disait au moudjahid Bouchriha Boularès : « Il faut les attaquer. Tout le peuple, hommes et femmes, nous devons organiser une grande offensive. Plutôt mourir en martyrs que vivre en charognards». Pour cela, il avait demandé à chacun des combattants de consulter son proche entourage afin de jauger l’adhésion à une telle action. Bien sûr, la plupart des personnes sondées avaient affiché leur total soutien à l’entreprise de Zighout. C’est justement à cette période qu’il avait reçu la lettre de Chihani, et avait lancé une vaste campagne de sensibilisation en direction du peuple. Par la suite, il y a eu, fin juin, la rencontre de Zamane, à Collo, au cours de laquelle avait été retenue la date du 20 août, et ce principalement pour faire concorder l’offensive avec la tenue de l’Assemblée générale de l’ONU, et aussi parce que c’était un samedi, jour de repos, ce qui induit une certaine baisse de vigilance chez les services de sécurité, et enfin, parce que cette date coïncidait avec le deuxième anniversaire de la déposition de Mohamed V, sultan du Maroc.
Dans une récente intervention, vous avez affirmé, en vous basant sur le témoignage du commandant de la wilaya IV historique, Amar Ouamrane, que l’idée d’un congrès regroupant les principaux chefs de la Révolution émanait de Zighoud Youcef, et que celui-ci devait initialement se tenir dans la région de Collo...
Après le succès des attaques de 1955, Zighout a reçu la visite de Saâd Dahleb et Amara Rachid, qui s’étaient assurés du soutien populaire dont jouissaient les moudjahidine dans la région, ainsi que de la relative sécurité dans laquelle ils évoluaient. C’est là que Zighout avait proposé une rencontre des chefs de la Révolution dans la région de Bouzaârour, dans les montagnes d’Aïn Kechra, mais Abane a finalement opté pour le village d’Ifri, en retenant toutefois la même date que l’offensive du Nord-Constantinois, ce qui constitue en même temps une reconnaissance et un hommage à l’enfant de Smendou, lequel a été le premier à prendre la parole lors du congrès, et aussi le seul commandant de wilaya historique à être accompagné d’un autre membre, Lakhdar Bentobal, ce qui à mes yeux représente un privilège.
Vous êtes l’auteur du scénario d’un biopic sur Zighout. Qu’en est-il du tournage ?
Les longs-métrages portant sur des figures de la révolution, à l’image du colonel Lotfi ou Mostefa Benboulaïd, ont permis de faire connaitre ces révolutionnaires aux jeunes générations, et le projet du film sur Zighout Youcef s’inscrit dans cette perspective. Toutefois, le tournage est retardé à chaque fois, et là, je me demande si c’est le personnage de Zighout qui fait peur ou le fait que la concrétisation de ce projet passe inévitablement par la remise en cause de certaines «vérités » historiques ?
I. B.