
Au cours de l’été de l’année 1955, l’Algérie combattante était à cheval entre deux dates charnières ; le Congrès de la Soummam, tenu le 20 août 1956, et le premier novembre 1954, dans ce Nord-Constantinois aux allures d’une région paisible. Pacifiée, selon la terminologie de l’époque, sans la moindre velléité de révolte.
Une zone d’Algérie somnolente dans un calme béni où la population arabe garde encore le souvenir douloureux de fraîches blessures consécutives au drame à grande échelle du 8 mai 1945. Ce terrible 8 mai désigne un jour singulier de l’histoire nationale commençant un matin de la paix mondiale retrouvée avec la chute du 3e Reich et finissant un soir de sang. Mais on peine à imaginer qu’en vérité, ce fut 63 jours de carnage, de mort et de cadavres entassés, jetés par-dessus les ponts ou brûlés dans les fours à chaux sans sépulture. Les soldats venus de toutes parts des colonies ont fait usage de mitrailleuses lourdes, de canon et achèvent à la baïonnette. 63 jours d’horreur qui ont vu tant de villages disparaître sous les bombes des forces aériennes et marines conjuguées. Cette région du Nord-Constantinois blessée et en état de choc, c’était la douce France avec un chapelet de bourgades au nom évocateur d’une colonisation ethnocide où se sont implantés des îlots coloniaux naturalisés en Praxbourg, Jemmapes, Gastonville, Bayard, Lannoy, Damrémont, Bissy, Saint Charles. Et… Jeanne d’Arc.
La colonisation était si bien consolidée ! Le RIMA une unité d’infanterie marine à Phillippeville, et la base aérienne de Vallée, quelques petites casernes ça et là éparpillées sur le territoire suffisaient pour entretenir la flemme de la terreur infligée aux populations sept ans plus tôt, en 1945.
La Zone II de l’ALN, qui sera la Wilaya 2, n’inquiétait pas tellement en raison du sous-effectif évalué à moins de 300 hommes sous la guidance de Zighoud Youcef qui venait prendre la relève de Didouche Mourad, mort au combat. C’est dans cette atmosphère, que le conseil politico-militaire de la Zone 2 était sur le point de prendre une décision insurrectionnelle qui allait impacter durablement le cours de la guerre de Libération.
La mort de Didouche Mourad avait compliqué les choses. Il était membre du groupe des six avec Rabah Bitat, Mostefa Benboulaïd, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem et Larbi Ben M’hidi, et Zighoud n’avait pas encore la légitimation de son supérieur en dépit d’un parcours extraordinaire de combat et d’activité politique clandestine. À cette époque où le secret était élevé au rang de religion, Didouche Mourad concentrait toutes les informations stratégiques qu’il n’avait pas eu le temps de transmettre à son adjoint. Le nouveau chef de la Zone était pratiquement isolé des contacts et les filières à Alger et dans les autres régions du territoire. Pas de structures de renseignements et le peu de documents détenus par Didouche Mourad étaient sur lui s’agissant de contacts et noms de code disparus dans le cours d’eau, Oued Boukerker, qui fut la scène du dernier combat du chahid. La question était de savoir comment manifester l’existence et l’implantation du FLN/ALN. Comment faire en sorte que la peur change de camp et affirmer au monde que l’Algérie toute entière est en soulèvement contre la paix coloniale. Zighoud Youcef, forgeron de métier, était forgée pour la lutte. Il avait 35 ans, et déjà la moitié de sa vie consacrée à l’organisation clandestine et au combat. Il était l’homme de tous les fronts ; PPA, MTLD, l’Organisation Secrète et le CRUA. Sa vie de militant commença à l’âge de 17 ans. Il fut aux avant-postes du Premier Novembre. Nourri de la tragédie de mai 1945, il s’était donné un seul objectif de vie : la fin du colonialisme. Évadé de la prison de Bone, (Annaba) en avril 1954, avec ses proches et compagnons d’armes Mostefa Benaouda, Slimane Barkat et Abdelbaki Bekkouche. En quittant les lieux, il met le feu aux dossiers du tribunal mitoyen à la prison. Il devint un protagoniste principal du premier novembre 1954 auprès de Didouche Mourad responsable de la Zone II qui meurt au combat dans la bataille d’Oued Boukerker, le 18 janvier 1955. Zighoud prend la relève au poste de commandement, avec comme plan d’action l’objectif de prendre l’initiative sur le terrain et desserrer l’étau autour des autres régions, notamment l’Ouest, en Kabylie, l’Est et le Sud-Est, où l’armée coloniale occupe et domine le terrain par d’importants effectifs et ses moyens, bloquant, ainsi, toute possibilité de logistique en provenance de la Tunisie.
L’attaque dans cette région avait un prix. Avait-il conscience de la gravité de la situation ? Oui, en toute certitude, selon tous les témoignages, même si après coup, certaines voix ont douté de l’efficacité politique de l’embrasement décidé en conseil de Wilaya au regard des lourdes conséquences en termes de répression.
La comparaison du 20 août 1955 avec le 8 mai 1945 sera vite établie. En réponse à ces doutes, Salah Boubnider, qui assurera la relève de Zighoud, renvoie la question aux accords qui ont mis fin à la guerre et le recouvrement de la souveraineté nationale. Oui, dit-il à notre collègue Boukhalfa Amazit : «12.000 morts algériens, 119 morts européens, plus 50 militaires, c’était le prix à payer, nous en avions conscience.»
Après la spectaculaire évasion, Zighoud se réfugie dans les Aurès, un temps, et retourne dans le Nord- Constantinois. Son nom figure dans la liste des «22» et le voici dans cette réunion secrète d’El-Madania, en juin 1954, deux mois après son évasion pour la création du CRUA. En novembre 1954, il mène avec ses hommes l’attaque de la caserne de gendarmerie de Conde Smadou, la localité où il a vu le jour en 1926 et porte aujourd’hui son nom. L’audacieuse décision de Zighoud et ses hommes avait dû peser de tout son poids sur les consciences. C’était un second premier novembre. Une offensive avec peu de moyens humains et matériels dans une zone géographique où la population algérienne, sous l’emprise d’une peur panique, était installée dans le statut de miraculée de mai 1945.
Nous savons, aujourd’hui, que l’insurrection déclenchée samedi 20 aout 1955, même écrasée dans le sang, a eu des effets positifs sur les wilayas limitrophes à l’Est et à l’Ouest. Elle a permis aussi aux populations du Nord- Constantinois de vaincre la peur et de redynamiser le front diplomatique par la médiatisation de cette mémorable offensive aux modestes moyens.
Le reste de l’histoire est relatée à travers de nombreux ouvrages et témoignages sur la singulière personnalité du colonel Zighoud Youcef, mort au combat jusqu’à la dernière cartouche à Sidi Mezghiche, le 25 septembre 1956, peu de temps après son retour du Congrès de la Soummam qui consacre la Zone 2 au statut de Wilaya 2. Ses ennemis reconnaissaient en lui l’esprit chevaleresque, Zighoud Youcef, le redoutable guerrier et stratège était foncièrement humain dans le respect des règles de la guerre. Ne jamais faire de mal à un blessé.
L’appel de la Révolution ne lui a pas laissé le temps d’aimer et de partager avec sa fille, encore bébé, les moments de joie d’un tendre père. Dans un rare moment de mélancolie, il confie une mission personnelle à un frère d’armes lui intimant à voix basse «À l’indépendance, Lakhdar, occupe toi de ma petite, dis-lui qui était son père.» Lakhdar, c’était Ben Tobbal.
Rachid Lourdjane