
En combinant expertise scientifique, savoir-faire local et techniques modernes, le projet vise à restaurer un équilibre fragile entre les éléments naturels, essentiel à la préservation des sols et des ressources.
Dans les steppes rugueuses de la wilaya de Djelfa, à quelque 300 kilomètres au sud d’Alger, le sol n’est pas totalement nu. Étouffée par la sécheresse et des conditions climatiques rudes, la steppe résiste tant bien que mal aux assauts du désert. Quelques taches de végétation résiduelle rappellent qu’ici, la vie s’accroche encore. Dans cette zone de transition, aux confins des Hauts-Plateaux, où le climat semi-aride glisse lentement vers l’aride, un vieux projet refait surface, le «Barrage vert».
Il garde toujours en mémoire les racines anciennes, les stigmates du pastoralisme et les marques d’un projet oublié, que la poussière du temps n’a pas totalement effacée. À la limite de cette wilaya chère au pays, mouvante entre le Nord humide et le Sud aride de l’Algérie, un silence minéral s’étire entre les pierres, les vents et les souvenirs. Le «Barrage vert» version 2023 ne ressemble plus tout à fait à son ancêtre. Le projet a changé de forme, d’échelle et de méthode. Désormais, c’est fini les plantations à la va-vite, sans analyse des sols ni suivi. Le nouveau plan repose sur une cartographie pédologique fine, une identification des espèces endémiques, une planification sur le long terme et une implication accrue des populations. «Ce sont désormais les forestiers, les écologues, les agronomes et les élus locaux qui ont été impliqués pour tracer les contours du projet», a indiqué Zahia Dali, conservateur principal à la Conservation forestière de la wilaya de Djelfa. Mémorisant parfaitement les données du projet, la forestière est catégorique : «Nous devons atteindre notre objectif, celui de mettre une barrière verte contre une désertification menaçante.» Une pelle creuse la terre sèche, un arbre s’enracine entre les pierres. À près de 1.000 mètres d’altitude, dans la fraîcheur des hauteurs des localités d’Aïn El-Ibel, El-Maâlba, Aïn Maâbed, Had Sahary et Tadmit, la nature reprend doucement ses droits. Ces régions, marquées depuis toujours par une activité pastorale intense, voient renaître un projet emblématique et vital pour le pays.
Le 29 octobre 2023, le président de la République Abdelmadjid Tebboune avait donné un nouvel élan à cette initiative longtemps mise en veille, symbole d’une lutte essentielle contre la désertification, ce fléau qui grignote chaque année des milliers d’hectares de terres cultivables et pastorales. Ce qui semble être une scène ordinaire, un président, une pelle, un arbre porte en réalité un message lourd de sens. Derrière ce geste se cache une ambition écologique et aussi humaine, celle de rétablir un fragile équilibre dans des espaces où la nature lutte pour survivre face à la sécheresse, à l’érosion et à la pression anthropique croissante. «La wilaya de Djelfa n’a pas été choisie par hasard pour ce lancement. La région est sous pression. Sécheresse, surexploitation des parcours et même exode rural... Le désert avance, implacable. Nous devons stabiliser cette frontière», explique Kahoul Mustapha, conservateur divisionnaire. Ce territoire, balayé par des vents souvent violents et aux conditions climatiques particulièrement rudes, fut le cœur du «Barrage vert» originel, imaginé dans les années 1970 sous l’impulsion de feu le Président Houari Boumediène. À cette époque, le «Barrage vert» se voulait une muraille vivante de quelque 1.500 kilomètres de long sur 20 kilomètres de large, traversant le pays d’Est en Ouest. Son but est d’enrayer et d’endiguer l’avancée inexorable du désert saharien et freiner la dégradation progressive des sols. Ce projet, visionnaire, était aussi une réponse aux enjeux alimentaires, pastoraux et économiques d’une Algérie en plein développement. C’était en 1971, à l’heure où le pays jeune cherchait à affirmer son identité, le Président Houari Boumediène avait décidé de lancer le chantier. «Il s’agissait d’ériger un rideau végétal de plus de 1.500 kilomètres, des monts de Tébessa jusqu’aux limites du Sahara occidental. Une barrière contre l’avancée du désert, mais aussi une école de l’effort collectif, du volontarisme environnemental», dit, ému, un ancien militaire à la retraite. Il se souvient parfaitement de ces années. «Des dizaines de milliers d’appelés au Service national furent mobilisés. Nous avons planté, arrosé et défriché, souvent sans outils modernes, parfois à mains nues», dit-il. Mais, depuis plus de cinquante ans, le contexte a changé. Le climat s’est réchauffé, les épisodes de sécheresse se sont intensifiés, et les terres de la wilaya de Djelfa et des régions voisines ont subi un épuisement inquiétant. La pression démographique, elle aussi, s’est accentuée, augmentant les besoins en pâturages et ressources naturelles. Cette situation a fini par imposer la relance du «Barrage vert» comme une urgence nationale.
Une ambition nationale
Le nouveau projet, lancé officiellement en 2023, a dépassé la simple plantation d’arbres, car il s’inscrit dans une vision intégrée, mêlant reforestation, protection des sols, revitalisation pastorale et développement économique local.
L’objectif est ambitieux, celui de reverdir un million d’hectares d’ici 2030, sur treize wilayas prioritaires, parmi lesquelles Djelfa occupe une place centrale, avec 27 communes concernées. « Ce programme intègre notamment l’introduction d’essences adaptées aux conditions arides, telles que les oliviers, caroubiers, pistachiers, mais aussi des plantes fourragères destinées à l’alimentation du bétail », a précisé Zahia Dali. Au cours de notre reportage sur place, nous avons été reçus par deux figures clés du dispositif : Kahoul Mustapha, conservateur divisionnaire à la Conservation des forêts de Djelfa, et Dali Zahia, conservatrice principale. Ces deux experts accompagnent depuis deux ans ce projet, depuis ses débuts, et leur engagement est palpable. « La lutte contre la désertification, ce n’est pas seulement une question écologique », explique Kahoul Mustapha, car, ajoute-t-il, c’est aussi un enjeu social et économique majeur. « Il faut envisager le Barrage vert comme un espace vivant, un territoire où la nature et les hommes doivent coexister en harmonie. Ce n’est qu’avec la participation active des communautés locales que ce projet pourra être durable. » Le forestier a souligné également les nombreux obstacles à surmonter : « L’eau, ressource rare, doit être gérée avec la plus grande rigueur. Les sols, fragiles, nécessitent des techniques spécifiques pour éviter leur dégradation. Et puis, il y a la dimension humaine : sans l’adhésion des habitants, sans leur implication quotidienne, tout serait vain. » Dans la localité de Tadmit, les tranchées aménagées pour récolter les eaux de pluie se remplissent lentement. Les jeunes plants sont irrigués au goutte-à-goutte grâce à des citernes. « On a formé des jeunes au reboisement, à l’entretien, à la récolte des semences », explique un technicien de l’INRF. Il ne s’agit plus de planter et d’oublier. Pour Dali Zahia, la relance du Barrage vert est une occasion d’innover : « Il faut changer de regard sur la steppe. Ce n’est pas un vide à combler, mais un milieu vivant à restaurer », martèle-t-elle. « Nous ne sommes plus dans une logique de plantation massive et aveugle. Chaque arbre est choisi en fonction de son adaptation aux sols et au climat. Aujourd’hui, nous utilisons des méthodes modernes d’irrigation, comme le goutte-à-goutte, pour économiser l’eau et garantir la survie des plantations », a-t-elle ajouté en mettant en avant la dynamique économique induite par ce programme. « La mobilisation des jeunes est essentielle. Nous encourageons la création d’entreprises locales spécialisées dans le reboisement, l’entretien et la gestion des espaces verts. Ce projet crée des emplois et offre des perspectives nouvelles pour ces régions souvent délaissées. Le sol est pauvre, l’eau rare, mais la volonté est là. Si on lâche maintenant, on perdra tout », dit-il. L’Etat n’a pas lésiné sur les moyens de financements. Depuis 2023, l’opération a mobilisé un budget conséquent, dépassant les 3 milliards de dinars, répartis sur trois phases distinctes. La mobilisation de la ressource financière a permis une mise en œuvre rigoureuse et progressive, avec une planification qui s’étalera jusqu’en 2030. « Le soutien financier est vital », confie Kahoul Mustapha, « car il garantit la pérennité des actions engagées, tout en permettant d’intégrer les innovations techniques nécessaires à la réussite du projet. » Sur le terrain, les images traduisent un effort méthodique. A Had Sahary, commune steppique par excellence, les habitants voient d’un bon œil le retour du projet. « Avant, on pensait que c’était un programme de l’État, loin de nous. Aujourd’hui, on plante nos arbres. On en prend soin. C’est notre avenir », dit un agriculteur. Les équipes œuvrent avec patience, en tenant compte des contraintes climatiques. L’eau est transportée parfois en citernes, un luxe précieux dans ces régions semi-arides. Chaque arbre planté est un espoir, une promesse de vie dans un environnement qui tend à se dégrader. Le travail est difficile, souvent ralenti par les conditions naturelles, mais il progresse, porté par la détermination des acteurs locaux. Cette lutte “algérienne” contre la désertification s’inscrit dans un cadre plus large. Il est utile de rappeler que depuis son lancement en 1971, le projet a connu des hauts et des bas. Mené d’abord sous la houlette du Haut-commissariat du Service national, puis porté par une coopération étroite entre forestiers et forces armées, il a permis de reboiser des centaines de milliers d’hectares dans des conditions souvent difficiles. Cependant, un ralentissement est intervenu dans les années 1990, lié notamment à des contraintes budgétaires et sécuritaires. Ce n’est qu’à partir de 2020 que le programme a été relancé sur de nouvelles bases, avec une gouvernance renforcée et une coordination plus efficace. Le projet couvre 13 wilayas, toutes concernées par la fragilité environnementale. Plus de 26 millions de plants ont été mis en terre entre 2020 et 2023, témoignant de l’ampleur de l’effort national. L’objectif est clair. Inscrire le Barrage vert dans une logique durable, appuyée sur des cahiers des charges précis et la mobilisation des acteurs locaux, en particulier les jeunes entrepreneurs. Pour Kahoul Mustapha, le projet représente bien plus qu’un simple reboisement, « c’est un combat pour l’avenir. Un défi écologique, certes, mais aussi un levier de développement économique et social. C’est la promesse d’un territoire où la nature et l’homme pourraient à nouveau vivre en équilibre. » Et d’ajouter : « Avec plus d’un million d’hectares concernés, soit 27 % de la superficie totale du programme national, 1.100 hectares ont été reboisés et 100 hectares de dunes ont été stabilisées 3.600 m³ de travaux de conservation des sols, et 853 hectares d’arbres fruitiers résistants plantés et ce, rien que durant l’année passée, les opérations ont généré aussi 760 emplois temporaires et profité à plus de 1.070 agriculteurs de notre wilaya. Pour 2025, de nouvelles opérations sont prévues sur 3.000 hectares ». Dali Zahia partage la même vision : « Ce projet est une réponse aux défis globaux du changement climatique et à la nécessité de préserver notre patrimoine naturel, tout en offrant des perspectives concrètes d’emploi et de valorisation des ressources locales. Avec ses racines profondément ancrées dans l’histoire du pays, cette barrière verte, en chantier, demeure aussi un symbole d’espoir et de résilience. Alors que le désert avance inexorablement, l’ambitieux projet du Barrage vert incarne tout bonnement l’engagement d’une nation à sauvegarder ses sols et à protéger sa richesse naturelle. Une chose est sûre : le paysage changera, lentement mais sûrement.
Là où le vent soufflera sur des terres dénudées, quelques pousses vertes perceront le sol. Ici et là, la steppe reprendra vie.