
- Ezzedine Ghlamallah (*)
Le Sahara algérien a servi de laboratoire grandeur nature pour l’expérimentation des nouvelles armes françaises.
Dès avril 1947, la France établit à Béchar un centre interarmées d’essais d’engins spéciaux destiné à tester des missiles.
En 1952, pour permettre le lancement de fusées sondes, un second site voit le jour à Hammaguir, à 120 km au sud-ouest.
À partir de 1956, la France intensifie les préparatifs, en vue de se doter de l’arme atomique.
Le Sahara est retenu pour les essais, et le site de Reggane, situé à 700 km au sud de Béchar, est choisi. Les travaux d’aménagement commencent en 1957, transformant progressivement Reggane en un complexe militaire. Le centre saharien d’expérimentations militaires est officiellement créé, le 1er mai 1958. Lors du retour du général de Gaulle au pouvoir, il reprend ce programme hérité de la IVe République et a pour ambition de faire de la France la quatrième puissance nucléaire mondiale, à l’image des États-Unis, de l’URSS et du Royaume-Uni. Le 3 novembre 1959, lors d’un discours à l’École militaire de Paris, de Gaulle affirme sa volonté d’une dissuasion nucléaire indépendante. Le premier essai nucléaire français, baptisé «Gerboise bleue», est réalisé à Reggane, le 13 février 1960. D’une puissance de 70 kilotonnes — près de cinq fois celle de la bombe d’Hiroshima — il marque une étape décisive. Suivent «Gerboise blanche» (1er avril 1960), «Gerboise rouge» (27 décembre 1960), puis «Gerboise verte» (25 avril 1961), déclenchée au moment même du putsch des généraux à Alger. Le 5 septembre 1961, lors d’une conférence de presse, de Gaulle reconnaît officiellement l’appartenance du Sahara à l’Algérie. Toutefois, les accords qui s’ensuivent permettent à la France de poursuivre ses essais nucléaires jusqu’en 1967.
L’héritage toxique
Les essais nucléaires menés par la France dans le Sahara algérien, entre 1960 et 1966, ont laissé des séquelles environnementales et sanitaires profondes. À Reggane comme à In Ecker, la politique d’expérimentation s’est accompagnée d’une gestion opaque et irresponsable des déchets radioactifs souvent enfouis sans précaution ni suivi. Dès les premières explosions, des résidus radioactifs ont contaminé les sols et l’atmosphère.
Des chercheurs, tels que Jean-Marie Collin et Patrice Bouveret, ont documenté la présence de sable vitrifié noir dans la zone de Hamoudia, témoin d’une intense chaleur radioactive. En 2001, le rapport parlementaire Bataille-Revol a souligné l’ampleur de la contamination, lors de l’essai Béryl réalisé le 1er mai 1962 à In Ecker. Une brèche dans la galerie d’expérimentation a laissé échapper entre 5% et 10% de la radioactivité contenue, ce qui a eu pour effet de former un nuage radioactif qui a culminé à 2.600 mètres d’altitude et s’est dispersé sur plusieurs centaines de kilomètres. Preuve supplémentaire de l’ampleur de la contamination, une étude publiée en 2025 dans la revue académique Science Advances a révélé que des tempêtes de sable ont transporté, jusqu’en Europe occidentale, des particules radioactives issues du Sahara. À ces impacts environnementaux catastrophiques, s’ajoutent des impacts sur la santé humaine tout aussi dramatiques. Plusieurs milliers de personnes — soldats, travailleurs civils, scientifiques et populations touarègues locales — ont été exposées à divers niveaux de radioactivité sur les sites d’essais nucléaires français en Algérie. Les retombées radioactives, particulièrement après l’essai «Gerboise bleue», se sont propagées sur de vastes zones, avec des traces détectées jusqu’à Khartoum, au Soudan, à 3.500 km de Reggane. Une enquête de l’association française AVEN (Association des vétérans des essais nucléaires), réalisée en 2008, a révélé que sur 1.000 anciens personnels interrogés, 35% déclaraient avoir développé un ou plusieurs cancers, et un sur cinq se disait infertile.
Le déni de justice de la France
Ainsi, les essais nucléaires français en Algérie ne relèvent pas d’un simple épisode technologique ou militaire : ils ont profondément affecté des territoires, des corps et des générations entières, sans reconnaissance ni réparation à la hauteur des préjudices subis.
Pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à la loi de 2009, la France a systématiquement nié toute responsabilité juridique. Cette posture s’inscrit dans un contexte historique singulier : l’Algérie est le seul pays à avoir accédé à l’indépendance alors que son territoire servait encore de site actif pour des essais nucléaires étrangers. Sur les 17 essais nucléaires réalisés dans le Sahara algérien, 11 ont été effectués après les accords d’Évian, signés en mars 1962 et marquant la fin officielle de la guerre d’indépendance. Conformément à l’article 4 de la déclaration de principes, ces accords, qui ne prévoyaient aucune obligation de dépollution ou de réparation des dommages, ont permis la poursuite des essais jusqu’en 1967. Ce n’est qu’en 2010, après des décennies de lutte des victimes et de leurs soutiens, qu’une première avancée législative a vu le jour en France, avec l’adoption de la loi Morin. Cette loi reconnaît que toute personne atteinte d’une maladie liée à une exposition aux rayonnements ionisants issus des essais nucléaires français peut obtenir réparation, à condition, cependant, que sa pathologie figure sur une liste définie par décret, ce qui a pour effet d’en limiter considérablement la portée. En effet, entre 2010 et mars 2019, seulement 1.476 dossiers ont été déposés auprès du comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, dont 49 seulement provenaient de citoyens algériens, alors que les estimations évaluent entre 27.000 à 60.000 le nombre de personnes exposées sur le territoire algérien. En 2023, sur 137 demandes d’indemnisation accordées, une seule concernait un citoyen algérien. Ces chiffres illustrent l’inaccessibilité du dispositif renforcée par des obstacles administratifs et un manque d’information. Sur le plan du droit international, la France fait également l’objet de critiques croissantes. Elle n’a pas ratifié le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), adopté en 2017. Or, l’article 6 de ce traité engage les États parties à réhabiliter les zones contaminées et à fournir une assistance médicale et sociale aux victimes des essais nucléaires. Jean-Marie Collin et Patrice Bouveret ont montré, en 2020, que la stratégie française reposait depuis toujours sur une négation de responsabilité juridique internationale. Le Statut de Rome, fondateur de la Cour Pénale Internationale (CPI), prévoit aujourd’hui quatre crimes majeurs : le génocide, les crimes contre l’humanité, de guerre et d’agression. L’écocide n’est pas encore reconnu comme un cinquième crime international, mais il fait l’objet d’une mobilisation croissante. Si cette reconnaissance venait à être adoptée, et il y a de grandes chances à ce qu’elle le soit à l’avenir, la CPI serait compétente pour poursuivre individuellement les auteurs présumés de tels actes.
L’écocide et l’impunité nucléaire français
Les essais nucléaires menés par la France en Algérie entre 1960 et 1966 constituent un cas emblématique d’écocide et une illustration flagrante des limites du droit international de l’environnement. Cette situation d’impunité s’explique, en partie, par les failles structurelles actuelles du droit international de l’environnement, régulièrement dénoncées par des chercheuses comme Sandrine Maljean-Dubois et Hélène Mayrand. Dans ses travaux sur la mise en œuvre du droit environnemental international, Maljean-Dubois a mis en évidence plusieurs points faibles majeurs : l’absence de hiérarchie normative, la primauté du consentement des États et la quasi inexistence de mécanismes de sanction contraignants. Dans le cas de l’Algérie colonisée, la France a pu procéder à des essais massifs dans un territoire sous domination, sans avoir à ne répondre devant aucune juridiction. Hélène Mayrand a été encore plus loin dans sa critique, en s’attaquant aux fondements idéologiques du droit international de l’environnement. Dans son article «Déconstruire et repenser les fondements du droit international de l’environnement», elle a montré que ce droit justifie l’appropriation des ressources naturelles et la mise en danger des populations du Sud global, au nom du progrès scientifique ou de la puissance étatique. Les essais nucléaires français en Algérie témoignent parfaitement cette dynamique : un État du Nord, porteur d’un discours technoscientifique et de grandeur nationale a imposé une violence environnementale irréversible à un territoire colonisé, et ce sans consultation, sans consentement et sans réparation.
La nécessité de reconnaissance et de réparation
Les essais nucléaires réalisés par la France en Algérie entre 1960 et 1966 ne relèvent ni d’un simple épisode technologique ni d’une manœuvre stratégique isolée. Ils constituent un cas paradigmatique d’écocide colonial, perpétré dans un contexte d’asymétrie totale entre une puissance militaire occidentale et une population dominée, rendue invisible jusque dans le droit international. D’un point de vue juridique, ces essais relèvent d’une pollution radioactive persistante, aux effets transgénérationnels et transfrontaliers, en contradiction directe avec les principes de prévention, de précaution et de non-nuisance. Ces principes sont pourtant largement reconnus dans les grandes déclarations fondatrices du droit international de l’environnement, notamment celle de Stockholm signée par la France en 1972 dont le principe 21 énonce que les États doivent s’assurer que leurs activités ne causent pas de dommages à l’environnement d’autres États. À cet égard, les auteurs du Manifeste pour la reconnaissance et la réparation ont appelé à une reconnaissance unilatérale de la responsabilité historique de la France. Les auteurs du Manifeste, dont le professeur Larkeche, ont évalué à 100 milliards d’euros, la réparation des préjudices humains et environnementaux subis par l’Algérie pendant la période coloniale. Cette démarche pourrait permettre de restaurer la dignité des victimes, de rétablir la vérité historique et de rompre avec les logiques d’impunité et d’oubli qui ont marqué l’histoire de la colonisation.
E. G.
(*) Membre du Conseil National Économique, Social et Environnemental (CNESE)