À propos des prétendus «bienfaits de la colonisation française» en Algérie : Parlons-en !

Kasmi Aïssa (*)

Le gouvernement français avait promulgué, le 23 février 2005, une loi qui glorifie les «bienfaits de la colonisation» et exprime la reconnaissance de la nation française aux «criminels» qui ont massacré des millions d’Algériens au cours de leur entreprise démoniaque destinée à exterminer totalement les habitants autochtones et authentiques, pour transformer l’Algérie en une colonie de peuplement unique en son genre réservée exclusivement à de nouvelles populations chrétiennes ramenées d’Europe occidentale.

À la faveur de cette guerre d’extermination menée de façon méthodique et délectation par des officiers racistes, sanguinaires, sans foi ni loi, soutenus par des hommes politiques expansionnistes, rongés par l’ambition démesurée et l’agressivité maladive envers les «musulmans» ou les «Arabes» ou encore les «Nord-Africains», comme ils se plaisaient à les appeler, les tenants du colonialisme intégral avaient réussi à «transporter» vers l’Algérie, dès les premières années de l’agression et de la conquête, des populations composées plutôt du rebut de la société française, de chômeurs, d’opposants politiques de toutes tendances, de bagnards libérés de prison, notamment du fameux pénitencier de Sedan, ainsi que des milliers d’ouvriers qui avaient été condamnés après la répression des émeutes sociales de juin 1848, en France.
De 1830 jusqu’à 1962, la France coloniale s’était attelée assidument à appliquer la politique de la terre brulée, caractérisée par des massacres, tueries, enfumades, liquidations extrajudiciaires, répression féroce, torture, emprisonnement, déportation et exil forcé, confiscation des terres et des biens, réduction de toutes les libertés, privant les Algériens du moindre interstice pour respirer ou percevoir la lumière. Les Algériens, ayant survécu par miracle à cette politique de nettoyage ethnique, étaient forcés à survivre comme des esclaves, soumis à une exploitation à outrance, à une misère indescriptible, à l’ignorance totale, considérés comme des citoyens de catégorie inférieure qu’il fallait dompter avant de pouvoir les «civiliser». N’ayant pas réussi à exterminer tous les Algériens, malgré leur intention délibérée et manifestement annoncée, et en dépit des énormes moyens et des méthodes criminelles mis en œuvre, les autorités coloniales se sont résignées, à partir de 1880, après plus de 40 ans de massacres flagrants, à vivre avec les citoyens algériens demeurés encore vivants, tout en leur appliquant une législation spéciale leur déniant la qualité d’êtres humains au sens universel du terme. Pour les nommer et les déshumaniser davantage, ces autorités se sont évertuées à inventer une multitude de qualificatifs méprisants, avilissants, dégradants, les réduisant à des sous-humains, à des personnes animalisées.
D’où les termes haineux et racistes de : chiens, renards, halouf (sanglier), cochons, crapauds, bourricots, ratons, bougnouls, melons, sales bicots, arbi, arbicot, pouilleux, paresseux, voleurs, barbares, ignorants, vauriens, fatmas, mouquères (pour les femmes), Cirez Monsieur, Ya-Ouled (pour les enfants).
Pendant la grande Révolution de 1954, les penseurs bien inspirés de l’armée coloniale avaient redoublé d’imagination et d’animosité, pour taxer nos valeureux combattants, nos vénérés Moudjahidine de : rebelles, fellagas, hors-la-loi, assassins, terroristes, égorgeurs, fellouzes, bandits, criminels, brigands, etc. Ils avaient profité des circonstances de la guerre à outrance, pour se rattraper et liquider le plus possible de personnes en circuit fermé. Cette représentation méprisante et déshumanisante de l’individu algérien par le système colonial durant toute la période de domination, et en particulier pendant la guerre d’indépendance, s’illustre parfaitement par la politique de répression sans limite, du châtiment collectif, de la généralisation de la torture sous toutes ses formes(1). Les tortionnaires s’étaient ingéniés à inventer des méthodes horribles et barbares jamais utilisées ailleurs contre des êtres humains. Motivés par le mépris absolu de l’individu algérien (homme, femme et enfant), leur modus operandi commence, d’abord, par les bousculades, les insultes, les gifles, les coups de pied et de poing, les fouilles humiliantes, les mains en l’air contre le mur pendant parfois de longues heures. Ensuite, une fois entre les mains des tortionnaires de métier, les suppliciés passent à l’électricité (gégène), l’eau sale, la baignoire, le feu, la corde, la pendaison, éclatement du foie, mutilation, rabotage du corps, piqué au poignard, crevaison des yeux, brulé au chalumeau ou au briquet, la planche à clous, le trapèze, administration de produits chimiques asphyxiants, supplice du crayon, de la règle, de la bouteille, le tout en plus des effets ravageurs de l’action psychologique qui s’exprime sous divers procédés.
Les actes d’humiliation et d’infamie atteignent leur paroxysme, lorsqu’on déshabille complètement les membres d’une même famille, hommes et femmes, parfois les parents devant leurs propres enfants, filles et garçons. Sur cette pratique ignoble, je reproduis ci-dessous un extrait de la postface de l’excellent ouvrage de Nedjadi Boualem, publié en 2001(1) : «Avec le recul du temps, les témoignages publiés et même les aveux télévisés de certains tortionnaires notoires, il est possible d’affirmer d’une façon indubitable que la torture a été généralisée et massifiée durant la guerre d’Algérie. Elle a touché des dizaines de milliers de personnes… Les lieux de torture officiels, recensés parmi les plus célèbres, montrent à eux seuls la généralisation infamante de cette pratique inhumaine qualifiée de crime contre l’humanité... Le plus terrible, c’est qu’elle était connue de tous et, en premier lieu, des gouvernements de la république française qui ont couvert ces faits odieux et qui portent par conséquent l’entière responsabilité politique, pénale et morale de ces crimes imprescriptibles contre l’humanité… »(2). Aujourd’hui encore, plus de soixante ans après l’indépendance, cette infamie demeure à l’ordre du jour, parce que nul ne peut l’oublier, que ce soit les Algériens qui portent toujours les traces et les traumatismes de la torture, mais surtout les bourreaux encore en vie et leurs héritiers qui forment la majorité de l’extrême droite en France et qui continuent à produire le même discours que les hommes politiques français en 1954.
Ces derniers sont enragés de constater que les Algériens se sont retroussés les manches pour construire leur pays avec le même idéal et la même énergie qui avaient animé nos valeureux Moudjahidine durant notre grande Révolution.
Ils sont affolés de voir l’Algérie s’aménager une place respectable parmi les nations émergentes du monde et devenir une puissance disposant d’un potentiel matériel et moral incontestable lui permettant de jouer un rôle efficient sur l’échiquier politique, économique et stratégique mondial. Dans les débats outre-mer sur ce sujet récurrent de la torture, on continue à entretenir l’équivoque et à travestir la réalité. De nombreux historiens connus pour leur objectivité disent honnêtement que «la torture avait été effectivement pratiquée, généralisée durant toute la période de la guerre d’Algérie», en se fondant, notamment, sur les aveux et témoignages de ses auteurs soutenus et protégés par des hommes politiques et des officiers supérieurs qui assuraient l’impunité totale aux tortionnaires. D’autres renchérissent en répondant hypocritement : «Oui, elle a en effet existé, mais, n’exagérons rien, elle a été sélective, graduée, en fonction des circonstances et des individus qui la subissent ou ceux qui en usent et abusent.»
Devant un tel amalgame, on se perd en conjecture et en controverse. Pour avoir personnellement subi le supplice de la torture sous toutes ses formes, lors de ma détention durant l’année 1959(3), je peux affirmer en connaissance de cause, qu’il ne se trouverait aucun Algérien tombé entre les mains de l’armée ou de la police française, qui n’a pas subi l’humiliation morale, la pression psychologique, les injures méprisantes, les grossièretés les plus dégradantes et la torture physique sous ses diverses facettes, telles que décrites plus haut.
Poussés par leur acharnement sans limite envers les nationalistes algériens, furieux devant la perspective de perdre l’Algérie «Joyau» de leurs colonies, les militaires, les policiers, les supplétifs français avaient commis des actes dépassant la bestialité dans toute son acception. Par pudeur et par respect pour le lecteur, je m’interdis de donner plus de détails sur ces pratiques inimaginables bafouant les droits humains les plus primitifs.
Dans une interview diffusée récemment (23 mars 2025) par un canal d’information français, l’historien Alain Ruscio n’hésite pas à parler d’animalisation de l’individu algérien.

C’est de ce postulat que résultent tous les qualificatifs diffamants rappelés plus haut et d’où découle le recours systématique aux mauvais traitements et à tous les abus. En d’autres termes, en maltraitant des personnes assimilées à des animaux, les tortionnaires ne ressentent aucun embarras ni atteinte aux droits humains. Dans la seule «Ferme Ameziane», près de Constantine, transformée, dès 1956, en vaste centre de renseignement et d’action (CRA) tristement connu, près de 130.000 citoyens algériens y avaient été détenus durant toute la période de la Révolution et ont tous subi, sans exception, les différentes formes de torture les plus odieuses, sous la conduite du sanguinaire commandant Rodier(4). Des centaines parmi eux sont morts au cours des interrogatoires ou victimes de la «corvée du bois». Des soldats ou des harkis en état d’ébriété se permettaient d’uriner sur les suppliciés et leur faisaient boire des urines et même parfois des excréments, devant leurs officiers qui en faisaient un spectacle nocturne d’un genre inédit. Au camp d’internement de Boghar appelé «Camp Morand», du nom de son commandant, un détenu a subi le supplice le plus barbare uniquement pour avoir refusé de donner le nom de sa mère. Qu’on ne vienne surtout pas nous dire que les hautes autorités coloniales ignoraient ce phénomène ou que ce serait une toute petite minorité ou bien simplement une poignée de militaires et de policiers pervers qui pratiquaient la torture à leur seule initiative, loin des cercles de commandement !
En conclusion, disons tout simplement qu’en dernier ressort, ce sont ceux qui étaient traités de vauriens, d’ignorants, de misérables analphabètes, qui avaient réussi à mettre fin à 132 ans de domination, d’oppression et d’exploitation, grâce à leur patriotisme pur et dur, à leur génie, à leur témérité, à leur patience, au soutien indéfectible de leur peuple. Ce sont les valeureux fils de l’Algérie combattante qui avaient tenu la dragée haute, d’abord, à l’armée française, dans nos montagnes et dans nos villes, durant plus de sept longues années de souffrances, et ensuite aux délégués français à Évian, lors de l’ultime bataille diplomatique ayant abouti à la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie, de son intégralité territoriale et de l’unité de son peuple, objectifs immuables fixés dans la Déclaration du 1er novembre 1954. C’est en fait cette défaite historique que les «nostalgériques» de l’Algérie française n’arrivent pas à digérer 60 ans après l’indépendance. Dès qu’on leur parle de l’Algérie et de l’islam, ils ressentent une sorte de tressaillement qui leur fait perdre la raison et la boussole à la fois. Ils se mettent alors à gesticuler dans tous les sens et à «brailler» en dégurgitant des expressions aussi nauséabondes qu’inintelligibles dont ils sont les premiers à récolter les effets destructeurs. Disons-le sans détour, au moment où les Algériens vivent tête haute avec la fierté d’avoir hérité de leurs parents et arrières-parents, l’honneur, la gloire et la dignité, les ultras de la droite extrémiste française, descendants des criminels de la «Main rouge» et de l’OAS, n’ont hérité de leurs aïeux que la honte, le déshonneur et l’indignité, à cause de tous les crimes qu’ils ont perpétrés en Algérie pendant 132 ans, au nom de la France qu’ils disent défendre aujourd’hui.
1- Nedjadi Boualem dans son livre intitulé : les Tortionnaires 1830-1962, éditions ANEP, 2001. Ce livre peut être considéré comme un «réquisitoire d’accusation» ou un «livre blanc» sans complaisance, sur les crimes du colonialisme contre le peuple algérien, crimes que nul ne peut nier, puisque reconnus, ostensiblement par écrit et de vive voix, par ses auteurs sans avoir été eux «torturés».
2- Pratique mise en lumière et dénoncée par Henri Salem Alleg dans son manuscrit sorti de la prison de Serkadji sur de minuscules bouts de papiers pliés, édité aux éditions de Minuit, le 12 février 1958, sous le titre la Question, puis, suite à son interdiction aussi bien en Algérie qu’en France, il a été réédité quelques jours après en Suisse par Nils Anderson, éditeur et ami de la Révolution algérienne. En quelques mois, il a été vendu à plus de 150.000 exemplaires.
3- En effet, arrêté le 1er janvier 1959, à 17 ans à peine, après avoir transité et bastonné au centre de torture du casino de la Corniche (Pointe Pescade), j’ai été détenu et torturé pendant trois mois au centre de triage et de transit (CTT) d’El-Biar (94, avenue Georges-Clémenceau à l’époque (Ali-Khodja actuellement), tristement connu pour avoir été le lieu de l’assassinat de maître Ali Boumendjel (23 mars 1957) et de Maurice Audin (21 juin 1957), et tant d’autres militants anonymes. C’est dans ce même centre qu’avait été également détenu et maltraité Henri Salem Alleg, directeur du journal Alger-Républicain, auteur du livre sur la torture intitulé la Question, ami de Maurice Audin, avec lequel il militait aux côtés des nationalistes algériens.
4- Robert Rodier sera assassiné le 16 janvier 1957, en pleine «bataille d’Alger», par les commandos de l’OAS, à l’aide d’un obus de Bazooka tiré sur le bureau du général Salan à la rue d’Isly, où se trouvait son PC. Le commandant Rodier était à l’époque adjoint du chef de cabinet de Salan.

K. A.
(*) Ancien maquisard

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