Un jour, un livre : Djamel Mati, Yoko et les gens du barzakh

Par Aomar Khennouf

C’est un romaN écrit avec une plume d’une rare beauté qui n’a rien à envier aux plus grandes œuvres littéraires de Balzac, de Victor Hugo ou tout simplement des romanciers du siècle des lumières. J’ai lu un certain nombre d’articles et de critiques littéraires. A la fin de la lecture, j’ai eu une autre impression : le roman est meilleur que tout le bien qui a été dit de lui. Je n’exagère en rien en disant que c’est un véritable chef d’œuvre. La plume de Djamel Mati est trempée dans le même encrier que celle de nos illustres écrivains et romanciers. Et ce n’est qu’à juste titre que ce roman a décroché le prix Assia Djebbar décerné en 2016. Je n’ai rencontré cette beauté harmonieuse que chez les poètes. Les figures de style, la pertinence des mots, des épithètes, des adjectifs et autres qualificatifs donnent plus de corps et de volume aux descriptions des états d’âme et des décors. L’onomastique est prémonitoire et péremptoire en ce qu’elle est annonciatrice et tranchante du destin de chacun de ses personnages. Djamel Mati ne met pas en scène beaucoup d’acteurs. Je ne dirais pas des héros, parce que ce terme a une connotation victorieuse et dans ce roman, il n’est pas question d’héroïsme, mais d’un drame. Le lecteur éprouvera beaucoup de sympathie et d’empathie pour Fettouma, une algéroise très féminine et amoureuse. Pour Mekioussa au nom prédestiné à subir la souffrance et la douleur. Mari…ama, Marie, Meriem ou Meriouma, un personnage dans lequel se dilue tant d’humanité et qui incarne tant de déchirures. Et Juba qui n’est pas une sorte de roi comme le nom peut le suggérer, C’est juste un jeune qu’on surnomme le chinois à cause de sa coupe de cheveux, qui veille sur une tombe vide et qui, pour nourrir sa souffrance, entretient des pierres, qui les compte et les lave, les transporte les recomptent. Qui les relave, les recompte et les transporte de nouveau dans une carriole. Encore et encore tel le mythe de Sisyphe. Enfin, il y a un chat. Un chat qui n’est pas vraiment un chat. Mais un personnage central dans cette dramatique pièce. Le roman traite de ce dramatique et tragique phénomène qu’est l’immigration clandestine. Du sort de ceux qu’on appelle communément les «harragas», de l’horreur que les vagues renvoient sur nos cotes et des dommages collatéraux qu’il engendre. Et s’il y a des mots, dans tout le livre, qui symbolisent cette obstination, cette folie qui poussent des hommes et des femmes, des jeunes en grande majorité, à se jeter à la mer, bravant la mort, ce sont les mots de ces deux phrases : «Ici, l’avenir est hypocondriaque, malade, égaré». Et «Ici, pire que la mort, c’est vivre cette existence». Et ici, c’est l’Algérie avec l’immensité de son territoire, sa grande diversité, ses quatre saisons qu’on traverse dans la même journée, ses potentialités et ses richesses, sa réserve de change, des chiffres à donner le tournis. Tout cela, quelques décennies seulement après l’indépendance. A voir l’insignifiante attention que nous accordons à ce fléau, nous pouvons penser que cela se passe dans un autre pays que le notre. A travers les victimes collatérales de ces drames que nous vivons au quotidien, l’auteur nous invite dans le dédale du Barzakh, un entre deux, où l’amour côtoie la mort, où le temporel et l’intemporel s’imbriquent, où l’irrationnel piétine le rationnel. Un isthme où la réalité est masquée par les concessions et les aveux tardifs. «Yoko» est un roman où le lecteur attentionné ne suivra plus, à partir d’un certain moment, l’intrigue et, inquiet, il se concentrera sur les états d’âme des personnages et sur leur résignation à subir tant d’épreuves au point de se dire que ce Barzakh est sans issue. J’étais au fur et à mesure de la lecture, pressé de lire les passages en italique, des flash-backs, des rétrospectives introspectives, qui apportent de la lumière pour éclairer le lecteur sur l’immense tristesse qui constitue la toile de fond de ce roman. Dès les premières pages, on a l’impression que la narration, tel un film, un montage poétique, a un fond sonore, musical. Celle de Jacques Brel et de Léo Ferré, des artistes qui ont si bien chanté les vieux et le temps qui passe. Toute l’histoire de «Yoko et les gens du Barzakh» se déroule pendant quelques jours du mois de décembre, d’un hiver pluvieux et une mer déchaînée. Les poignantes descriptions de l’auteur, donneront au lecteur, sans l’ombre d’un doute, des sensations de froid. Personnellement, je l’ai ressenti. Dans les toutes dernières pages du livre, nous avons une lueur d’espoir dans la bouche de Mekioussa, se remémorant la sagesse de son mari, s’adressa à Juba en ces termes : «Cependant, il nous faut la voie afin d’en finir avec ce monde obsédant qui nous engloutit. Il faut chercher sans cesse la lumière qui nous guidera vers l’issue victorieuse.» Mais l’acharnement du sort dissipera brutalement cette lueur d’espoir. Ce roman nous incite à une profonde réflexion sur le sens à donner à la vie de chacun de nous. Une réflexion sur la vie et son corollaire qui n’est rien d’autre que la mort. J’emprunte une phrase d’un autre très beau roman Aigre-doux, du même auteur, pour clôturer cette note de lecture : «La vie c’est le vil et le noble, le mal et le bien.» L’auteur nous prévient en quatrième de couverture qu’après la lecture de «Yoko et les gens du Barzakh», nous ne regarderons plus un chat comme un chat. C’est ce qui m’arrive lorsque je regarde le chat de ma fille. Surtout qu’il est noir et que ses yeux ressemblent à des projecteurs. Je rajouterai aussi que je ne regarde plus un nuage comme un simple nuage.

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