Patience : un cri muet by Dj Snake

Il aurait pu continuer à faire trembler les enceintes du monde entier, rester ce prodige des platines qui dompte les foules sans jamais flancher. Il aurait pu, à la manière de tant d'autres stars de la musique mondiale, laisser l'engagement aux autres, se tenir loin des rivages blessés où échouent les rêves des sans-voix. Mais DJ Snake n’est pas fait de ce silence-là.

Avec Patience, court-métrage de 11 minutes tourné à Dakar, il surprend, bouleverse, et surtout, il s’élève. Loin du simple exercice de style ou de la posture d’artiste «concerné», il livre une œuvre rare, sans un mot, mais pleine de regards, de silences chargés d’exil et d’amour tu. Un film qui murmure ce que les cris n’arrivent plus à dire. Réalisé par Valentin Guiod, Patience suit Moudou, un jeune Sénégalais interprété par le magnétique Alassane Diong, dont les traits fermés trahissent l’ouragan intérieur. Il s’apprête à partir. Vers l’Europe, vers le vide, vers l’illusion d’un avenir. Face à lui, un père : Omar Sy, tout en retenue, tout en dignité brisée. Rien ne sera dit. Tout sera montré. Dans ce duo, aucune dispute, aucune effusion. Seulement ce silence irréparable entre deux hommes qui s’aiment sans se le dire, parce que parfois, dans certaines familles, l’amour ne se prononce pas : il se porte. Et se perd. La ville de Dakar, filmée avec tendresse et précision, devient un personnage à part entière. Ses rues, ses ports, ses regards, ses poussières dessinent le monde que l’on quitte. On ne verra jamais l’Europe. Elle n’est pas le sujet. Elle est hors-champ, abstraite, cruelle dans son absence même. Le film s’attarde sur l’avant : ces heures suspendues où l’on prépare le départ, sans y croire vraiment. Où les valises se remplissent à moitié. Où les gestes sont lents, les silences lourds, et la mer toujours là, ligne d’horizon, appel, menace. Mais c’est la musique qui lie tout. Sabali, chanson culte d’Amadou & Mariam, revisitée par DJ Snake avec pudeur et fidélité, devient ici une prière. Sabali signifie «patience» en bambara. Un mot simple, mais qui contient toute la philosophie d’un continent : attendre, endurer, espérer. Le morceau n’habille pas les images, il les guide. Il dit ce que les personnages ne peuvent pas dire. Et quand Amadou lui-même apparaît, silhouette légendaire dans une boîte de nuit presque irréelle, le temps se suspend. Il ne s’agit plus de spectacle, mais de transmission. L’Afrique se regarde dans le miroir de sa jeunesse en partance. Elle chante ce qu’elle ne peut empêcher. L’engagement de DJ Snake dépasse le cadre esthétique. Ce film s’accompagne d’un soutien concret à l’ONG SOS Méditerranée, qui chaque jour sauve des vies en mer. Ce n’est donc pas une fantaisie d’artiste en quête de profondeur. C’est une prise de position. Une manière de redonner un visage, un nom, une dignité à ceux que l’on réduit à des statistiques. Le film, projeté au Grand Rex, partagé sur les réseaux, n’est pas là pour attendrir ou esthétiser. Il dérange par sa lenteur. Il questionne par son refus de la parole. Il émeut parce qu’il ne cherche pas à séduire. Patience n’est pas un plaidoyer bruyant. C’est une élégie. Une offrande. Un geste de cinéma et de mémoire. Il rejoint cette lignée d’œuvres qui ne font pas de bruit, mais laissent une trace indélébile. DJ Snake, lui-même enfant de l’exil, fils d’Algériens devenu star mondiale, signe ici son travail le plus personnel. Il parle de ceux qu’il aurait pu être. De ceux qu’il n’oublie pas. De cette fracture entre les rives que seule la musique semble encore pouvoir traverser. On sort de ce film avec la gorge nouée. Non pas à cause d’un pathos imposé, mais parce qu’il nous oblige à regarder. À ressentir. À ralentir. À comprendre que derrière chaque départ, il y a un regard laissé derrière, une prière muette, une mère qui ne dormira plus jamais comme avant. Dans Patience, rien n’est dit. Mais tout est là.

S. O.

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