El Djouher Amhis-Ouksel, ou l’élégance de transmettre : Une conscience algérienne, éteinte à 97 ans

Il y a des disparitions qui résonnent comme un silence trop vaste pour être comblé. Ce jeudi, l’Algérie a perdu bien plus qu’une femme de lettres. Elle a perdu un souffle, un regard, une voix douce et ferme à la fois. Djouher Amhis-Ouksel s’en est allée, à l’âge de 97 ans, dans la paix discrète des grands esprits. Et c’est un pan entier de notre mémoire éducative et littéraire qui vient de se refermer.

Elle était de ces femmes rares qui ne crient jamais, mais que l’on écoute toujours. Née en 1928 à Ath Yenni, en Kabylie, elle a grandi dans une Algérie colonisée, corsetée, fermée aux rêves d’élévation pour ses filles. Mais rien n’a empêché la jeune Djouher d’aimer les livres comme on aime les saisons qui promettent le renouveau. Admise en 1945 à l’école normale de Miliana, elle entre dans le monde de l’enseignement comme on entre en mission. D’abord institutrice à Thénia pendant une décennie, elle devient professeure de lettres au lycée de Médéa. Là, elle déploie son exigence lumineuse, son respect profond pour ses élèves, sa foi inébranlable dans la force du savoir. Elle n’enseignait pas seulement la langue, elle ouvrait des fenêtres sur le monde. Il suffisait d’avoir croisé une fois son regard bienveillant pour savoir que l’apprentissage pouvait être un acte de tendresse. En 1968, elle est nommée inspectrice de l’éducation nationale. Un honneur mérité, dans un pays en pleine reconstruction postcoloniale. Mais cette reconnaissance ne l’éloignera jamais des salles de classe. Elle y reviendra, comme on revient chez soi. Parce que pour elle, le vrai pouvoir était celui de faire naître une idée dans un esprit encore vierge. Après sa retraite en 1983, El Djouher Amhis-Ouksel ne s’efface pas. Elle s’épanouit autrement. Dans le silence de son bureau, elle se met à écrire, pour continuer de transmettre. Sa série «Lectures», dédiée aux œuvres de Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Assia Djebar, Kateb Yacine, Rachid Mimouni, entre autres, est un trésor pédagogique : des résumés éclairants, mais surtout des invitations à lire, à découvrir, à comprendre. Elle écrivait comme elle parlait : avec grâce, précision, et cette humilité rare des véritables intellectuels. Dans ses poèmes, on retrouvait sa pudeur, sa douleur parfois, et ce fil lumineux qu’elle n’a jamais cessé de tendre entre elle et les autres : le désir d’élever. Elle avait reçu le Prix Mahfoud-Boucebci en 2012, puis celui de la Fondation Nedjma en 2013. Elle avait été célébrée dans un documentaire sensible (El Djouher Amhis, une femme d’exception, 2016), et même chantée par le poète Rachid Rezagui dans un clip vibrant de gratitude. En 2024, son village d’Ath Yenni lui rendait un hommage profondément émouvant. Car ceux qui l’ont connue savaient : elle était un repère. Une lumière. Une amie du savoir. Ce vendredi, au premier jour de l’Aïd El Adha, El Djouher Amhis-Ouksel sera inhumée au cimetière de Sidi Yahia, à Alger. Elle part comme elle a vécu : doucement, dignement, après avoir donné l’essentiel. Elle laisse derrière elle des livres, des élèves devenus enseignants, des lecteurs devenus écrivains et des générations qui ne savent peut-être pas qu’elles lui doivent une part de leur éveil. Il y a des femmes dont l’absence agrandit le monde. Non parce qu’elles le quittent, mais parce qu’elles y ont laissé tant de beauté, de clarté, de courage silencieux, qu’on ne peut que regarder le ciel en murmurant merci. Merci, Djouher. Pour les mots. Pour la rigueur. Pour l’amour des lettres. Vous êtes partie, mais vous n’êtes pas absente. Vous êtes désormais dans chaque livre ouvert, dans chaque enfant qui apprend à lire, dans chaque femme qui ose transmettre.

S. O.

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