Zone Rouge : Il y a 150 ans, jour pour jour...

Par Boukhalfa AMAZIT

«Le 8 avril, si Aziz, au nom de son père El Haddad, proclame le djihad. A cet appel, 150.000 Kabyles se soulèvent. En quelques jours, l’Algérie orientale, des environs d’Alger à la presqu’île de Collo, entre en rébellion. L’Alma, Bordj-Ménaïel, Palestro, Tizi-Ouzou sont pillés et incendiés. Draâ-el-Mizan, Fort National, Dellys, Djidjelli, Bougie, El-Milia, sont attaqués et assiégés durant quelque temps ainsi que vers le Sud, Sétif et Batna (...) A l’extrémité occidentale de la Mitidja, entre Cherchell et Miliana, les Béni-Menacer se révoltent également. La voie ferrée entre Alger et Oran est menacée près de Bou-Medfa» (1).

Il y a de cela 150 ans, jour pour jour, débutait, ce que les historiens appelleront : l’Insurrection d’El Mokrani et de Cheikh El Haddad de 1871.

L’embrasement avait été précédé depuis le début du mois de janvier par de violentes secousses sismiques sociales et politiques dans plusieurs régions de l’Algérie. Des trépidations consécutives à l’effroyable famine de 1867-1869, que ce peuple a payé de 500.000 des
siens ! Dès la fin de l’année 1870, en décembre, à Aumale (Sour-el-Ghozlane), Abou Bakr Ben Kheddouma, originaire de Relizane, a lancé un appel à la révolte. Un cri, comme entendu par le régiment des Spahis de Moudjber, près de Boghar et Aïn Guettar (Souk-Ahras). Ils se sont mutinés et ont refusé d’embarquer pour la France pour livrer bataille aux Prussiens. Ce ne sera pas la première insoumission de ce corps de cavalerie indigène d’élite, qui avait la particularité d’être organisé en smalas. Autrement dit, les cavaliers vivaient en famille et étaient réquisitionnés quand les circonstances l’exigeaient. Une Task-Force avant l’heure. Ce mouvement séditieux, qui traduisait en fait la vulnérabilité de l’armée française défaite à Sedan par la Prusse, a encouragé des velléités, comme celle de cheikh Ben-Tahar-Rezki el-Keblouti de la tribu des Hanencha à engager des combats contre l’occupant, du côté de Tébessa, vers la fin janvier. Le 14 février, ce fut au tour des Ouled Aïdoune, d’El-Milia, d’entrer en ébullition et de détruire un fort qui abritait près de 2.000 soldats au nord de Constantine. A l’Ouest, toujours en ce début de l’année 1871, les Ouled Sidi Cheikh, sous la direction de Si Kaddour, reprenaient la lutte après être rentrés du Maroc où ils s’étaient réfugiés.
Une éruption, territorialement nationale, qui portait de prodigieux espoirs. C’était la première de cette ampleur depuis la défaite de l’émir Abdelkader, le 23 décembre 1847 et la chute d’Icherriden dans le Djurdjura, en juin avant l’arrestation de Lala Fadhma N’Soumer, le 11 juillet 1857.
Cet événement, au retentissement triomphal, n’aura d’égal en amplitude que les conséquences terribles qui suivront l’échec du soulèvement. Un véritable cataclysme fait de déportations de centaines de personnes vers les îles lointaines de l’océan Pacifique. Des spoliations et des mises sous séquestre de terres qui ont jeté des centaines de milliers de paysans pauvres dans un chaudron de misère, que faisait bouillir la colonisation forcenée et le sénatus-consulte de 1863. Ainsi, 574.000 hectares, dont environ 250.000 ha - à titre individuel et le reste collectif -, ont été confisqués. Ce chiffre est d’autant plus effarant que ces terres ont été enlevées dans des régions où le morcellement des propriétés est extrême. Des milliers de fellahs et montagnards ont été réduits au servage sur leurs propres biens. Des propriétés distribuées, dès octobre 1871, à des Alsaciens-Lorrains qui refusaient la domination allemande, qui arrivaient par batelés avant d’être épandus par flopés en Algérie. Il fallait également compter avec les condamnations à des amendes collectives de plusieurs quintaux d’or et d’argent imposées par des oukases de l’amiral Gueydon, promu Gouverneur civil d’Algérie le 29 mars 1871, le premier de la IIIe République. Il débagoulait fièrement avoir frappé la «seule Grande Kabylie de 10 millions [de francs], d’impôts de guerre en monnaie métallique (...) et l’ensemble des insurgés à 36.500.000 francs». Ce qui a provoqué des exodes massifs vers la Palestine, ou les pays du Maghreb, non encore sous domination. Des vagues migratoires internes qui essaimaient la misère comme une épidémie, d’une région à l’autre du pays. Des proscrits, des fugitifs, des ombres fugaces qui fuyaient la lumière et sombraient dans la clandestinité afin d’échapper à la loi d’airain qui s’abattait sur «la colonie», et que couronneront la loi Warnier en 1873, laquelle légalisait la dépossession des Algériens et le sinistre Code de l’indigénat. En fait de code, un ensemble de punitions et de châtiments, de lois et de règlements, promulgués à partir de 1874, qui ne s’appliquaient qu’aux seuls Algériens, avant d’être généralisés aux autres colonies en 1887. Une liste de 27 infractions, qui restera en vigueur jusqu’à mai 1946 ! L’histoire du colonialisme, n’est que l’histoire de ces crimes.
Nous sommes au deuxième trimestre de l’année 2021 et «l’événement» qui efface presque l’événement historique de 1871, est que rien, absolument rien, ne vient commémorer cette période de l’histoire nationale, sans doute une des plus complexes et des plus importantes de notre histoire contemporaine. Pourquoi importante ? Parce que cette phase a vu s’agréger autour du noyau constitutif de la Nation d’autres sédiments importants, caractéristiques du «Mille-feuille» millénaire qu’est l’Algérie d’aujourd’hui.
La révolte de 1871 est au Mouvement national qui naîtra au début du 20e siècle, ce que le 8 mai 1945 sera pour le 1er novembre 1954. Et l’on retrouvera dans la tragédie du printemps 1945, outre une ressemblance dans le tracé géographique, les mêmes colères, les mêmes repères, et plus tard, dans l’ADN de la lutte armée de Libération nationale, les nucléotides de la révolte de 1871.
Il est compréhensible que le «commémoratisme» itératif et hystérique est tout aussi nuisible à l’histoire que son travestissement, le négationnisme ou le révisionnisme, ces maladies infantiles de la matière historique. La tentation est grande d’ajouter, d’amoindrir, de forcer sur les superlativités, de taire les erreurs. L’histoire n’est pas la célébration du culte des morts. Frénésie fanatique et vérité ne peuvent pas faire bon ménage. Il faut admettre définitivement que la science historique n’est pas le miellat de la politique.
L’histoire n’est pas une suite de fragments choisis dans un almanach du passé ou une sélection de personnages, dans un Who’s who, ou encore le bottin des héros du peuple. La connaissance de l’histoire et son enseignement ne doivent en aucun cas faire l’objet d’un tri qui privilégie une période au détriment d’une autre. Même si, et tout le monde en est conscient, elle n’est pas «un long fleuve tranquille».
Pour être profonde, la réforme doit prendre en charge une reconsidération racinaire de l’approche de notre histoire qui, tout autant que cette terre, est le bien de toutes les Algériennes et de tous les Algériens.
Au lendemain de la révolte, déglutissant douloureusement le goût acre de la défaite, les femmes de Kabylie chantaient comme une promesse de futurs combats :
«Ils ont semé la haine dans les villages,
Nous l’avons engrangée et il en reste encore
C’est comme l’abondante récolte
D’un champ de blé fraîchement incendié.»
B. A.

kalafamazit@gmail.com

Sources :
(1)-Pierre Montagnon : L’Histoire de l’Algérie, des origines à nos jours. Ed. Pygmalion -
Paris 1998. P. 195.
- Battache Ali : La Vie de Cheikh El Haddad et l’insurrection de 1871. Ed. El Amel - Bejaia-2010.
- Mouloud Gaïd : Mokrani - Editions Mimouni - Alger-2009.
- Idir El-Watani : Vive l’Algérie. Ed. Tafat - Alger-2015.
- Charles-André Julien : Histoire de l’Algérie Contemporaine (Tome 1)- PUF - Paris 1964.
- Mélica Ouennoughi : Algériens et Maghrébins en Nouvelle-Calédonie de 1864 à nos jours.
Casbah Editions - Alger 2008.

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