
En 2018, selon l'association des studios américains (MPAA) qui regroupe les six plus grands studios d'Hollywood, les recettes mondiales de l'industrie du film s'établissaient à 96,8 milliards de dollars, dont plus de 40 milliards pour les seules salles de cinéma et la part du lion pour la Chine. En 2019, les recettes du box-office frôlaient les 45 milliards de dollars, tandis qu'en 2020, la pandémie de Covid-19 a provoqué une chute de 65 pour cent des recettes, elles ont été évaluées à seulement 15,5 milliards de dollars. Au temps où l'on parlait encore du 7e Art chez nous, je me souviens d'une intervention radiodiffusée du Pr. Ahmed Bedjaoui, critique et historien du cinéma, qui établissait un état des lieux sans appel de la fréquentation des salles dans les années 2000. En 1962, disait-il en substance, l'Algérie comptait plus de 500 salles destinées exclusivement à la projection de films. Il ajoutait : «à l'indépendance, la population était évaluée à 9 millions d'Algériens et le cinéma vendait annuellement la bagatelle de 30 millions de tickets. Nous sommes aujourd'hui près de 40 millions et nous ne réalisons pas un million d'entrées ! Quelques années se sont écoulées depuis cette énonciation de celui que tous les Algériens appellent Monsieur Cinéma et les données chiffrées n'ont pas mué, sinon qu'elles ont enchéri passablement vers le bas. Procédons par élimination des arguments des avocats de la défense qui soutiendront qu'en trois générations, soit une soixantaine d'années depuis le recouvrement de l'indépendance, la démocratisation de la télévision et des autres supports de diffusion des productions audiovisuelles, d'abord la vidéo K7 et ses lecteurs-enregistreurs, puis le DVD et maintenant les supports de stockage amovibles comme les clés USB, en sont la cause. Que la multiplication des chaînes étrangères dans les langues amazighe, arabe, française et autres jargons, accessibles au public algérien, la facilité d'entrance sur les réseaux de distribution cinéma comme Netflix et bien évidemment le piratage, ont tendance à saturer l'univers du divertissement par l'image. L'optimisation de la qualité visuelle et sonore, avec des écrans plasma qui ne cessent de se distendre, sont autant d'atouts qui plaident pour le cocooning des spectateurs et même des inconditionnels du grand écran. Ils plaideront que toutes ces raisons et bien d'autres, que les sociologues peuvent aisément expliciter, sont à l'origine de la désertion des salles de cinéma. Pourtant, si certains arguments sont recevables, le réquisitoire s’annonce sévère si l'on ne retient que l'aspect ludique et divertissant des arts audiovisuels et du film dans le cas qui nous intéresse et si l'on fait abstraction de la création et de la créativité artistiques de ces disciplines éminemment culturelles. De plus, la défense ne discerne pas le cinéma de la télévision. Les deux supports cousinent certes, mais diffèrent tant dans l'écriture que dans la réalisation. Pour faire vraiment court, sans jouer au sociologue, l'une, alors que la télé comme on l'appelle agit dans la famille le cinéma, pour sa part, intervient dans le vivre ensemble de façon plus large et plus sociale. Vous ne réagirez pas de la même manière selon que vous regardiez Les Vacances de l'Inspecteur Tahar en famille, avec votre femme, vos enfants et vos parents, ou dans une salle de cinéma avec vos copains, vos voisins et des inconnus. Qu'en est-il, donc, de l'industrie du film chez nous ? Un secrétariat d’Etat auprès du ministère de la Culture, chargé de l’Industrie cinématographique et de la Production culturelle, avait été créé dans le premier gouvernement Djerad, en janvier 2020, une structure dont la mission et le programme sont contenus dans l'intitulé. Toutefois, elle n'a pas été reconduite dans le remaniement opéré dernièrement par le Président de la République. Sans doute, a-t-il estimé, lui aussi, qu'ajouter un chapeau à un épouvantail ne lui donnait pas pour autant une âme. Autrement dit, que la création cinématographique et de l'industrie qui lui est nécessaire n'est pas forcément une question d'architecture gouvernementale. Disons-le tout net, nous avons accusé un retard par rapport à notre environnement régional et même continental, difficilement compréhensible si l'on considère notre départ prometteur et que nos productions tenaient le haut du pavé dans les festivals des quatre continents. Le premier lion d'Or de Venise pour un film africain et arabe est La Bataille d'Alger (1966), une réalisation algéro-italienne de Gillo Pontecorvo. Le premier Oscar du meilleur film étranger aux Etats-Unis, est une production algérienne «Z», de Costa Gavras (1970). La première Palme d'Or continentale à Cannes c'est Chronique des années de braise de Mohamed-Lakhdar Hamina (1975). Le premier FIPA d'or à Biarritz pour C'était la guerre d'Ahmed Rachedi et Maurice Failvic (1993), pour ne citer que les plus hautes distinctions internationales. Un cinéma aux qualités techniques et artistiques indiscutables. Des performances de cinéastes qui ont été formés dans les plus grandes écoles du moment et parmi les plus prestigieuses du monde : l'Académie du film de Prague ; l'École nationale supérieure de cinéma, télévision et théâtre Leon-Schiller de Lodz, en Pologne ; l'Institut Guerassimov ou VGIK de Moscou, l'IDHEC à Paris, l'Institut du cinéma de Gizeh au Caire, etc. Si l'on tient compte des atouts de départ, tout concoure à la création d'une véritable école algérienne du cinéma. Au début des années 1980, l'ONCIC (Office national du cinéma et de l'industrie cinématographique) et la télévision nationale avaient atteint, avec une moyenne de 15 à 30 longs métrages par an, un niveau qui promettait un décollage sans retour de la production de films de fiction. Cela ne pouvait évidemment pas créer un marché national avec un apport suffisant pour que le cinéma se prenne en charge. Le financement demeurait étatique. La commercialisation restait à construire et les recettes n'étaient pas au rendez-vous. Le cinéma, comme bien des secteurs de l'économie nationale, était lui aussi sous perfusion. Et patatras ! La chute des prix du brut de 1986 donnera le coup de grâce à l'élan encore modeste qui avait été pris. Des sociétés de production privées ont été créées, mais elles restaient tributaires des aides du FDATIC (Fonds national pour le développement de l'art, de la technique et de l'industrie cinématographique) devenu FNDATICPAL, avec la fusion en 2015, sur décision de l'ancien Premier ministre M. Sellal, avec le FDAL (Fonds de développement des arts et des lettres), sachant pertinemment qu'on ne finance pas de la même façon l'édition littéraire et un film de cinéma, et que les deux fonctions ne mobilisent pas des sommes d'argent de la même importance. Les potentialités humaines existent. Des talents à tous les niveaux de la création sont légion. Des producteurs sans ressource d'un cinéma sans marché. Des scénaristes, des réalisateurs, des directeurs photos et toutes les spécialités artistiques et techniques pour des génériques complets, qui ne demandent qu'à être mis à l'épreuve. Les comédiens piaffent d'impatience devant leurs téléphones. Il s'agit plus, aujourd'hui, d'engager une véritable stratégie d'autofinancement du cinéma par la redéfinition des mécanismes de montage financier. Mobiliser les ressources du secteur privé et pour cela rendre attrayant l'investissement dans le secteur de la culture et du cinéma en particulier. Mais il faut aussi maintenir la participation des fonds d'aide et celle de l'Etat ; encourager le cinéma commercial, peu coûteux et pourvoyeur de recettes ; en finir avec le sempiternel sophisme : «faut-il d'abord des films pour des salles ou des salles pour des films ?», un paradoxe de la poule et de l'œuf qui énonce mal la question. Sans doute serait-il nécessaire d'élaborer une nouvelle carte de la diffusion culturelle. Le public n'est plus dans le «centre-ville». Il est partout. La ville s'est multi-polarisée, son «centre est partout, sa circonférence nulle part.» Sans doute faudra-t-il municipaliser réellement la vie culturelle. Mais pour sortir de l'ornière il faut bien plus des «Faut que» et de «Y'a qu'a». «Le cinéma algérien... pour qu'il s'affirme dans son ensemble, devra se libérer de certaines conceptions académiques et de certains conditionnements bureaucratiques. Car en réalité, le phénomène cinéma n'est pas simplement organique, il est surtout culturel et politique.» Ce petit paragraphe, je l'ai extrait d'un article d'Abdou B., publié dans le numéro 1 de la Revue mensuelle de cinéma et de télévision : «Les 2 Ecrans», en... mars 1978 ! Oui, il y a de cela 43 ans !
B. A.
Sources :
- Boudjema Karèche. Un Jour un Film. Ed. Jazz. Alger-2005.
- Images et Visages du Cinéma Algérien. ONCIC. Alger-1984. - Collection «Les 2 Ecrans».