Zone Rouge : Des jérémiades nostalgériques

Par Boukhalfa AMAZIT

Au hasard d'une tourne de page de journal, d'un feuilletage de périodique ou d'un clic de souris, il arrive que l'on tombe en arrêt sur un entrefilet ou un titre qui coiffe et qui laisse couler des propos pour le moins étonnants d'incongruité. Vous croyez à un bateau pour vous emmener voguer sur des flots «ulyssiens». Vous jetez un coup d'œil furtif pour vérifier le nom de cet opuscule que vous avez entre les mains. Oui, il ne s'agit pas d'une BD, ni d'une publication satyrique. La lecture de l'ouvrage vous promène de méandres en labyrinthes, de lacets en dédales, et vous invite à une visite de l'esprit de l'auteur que tourmente une question qu'il se pose et qui désire partager ses angoisses avec ses lecteurs désœuvrés.
En ces temps de commémoration de la proclamation du Cessez-le-feu en Algérie, le 19 mars 1962, ainsi que décidé par les Accords passés entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et le Gouvernement français, signés à Evian la veille, l'antienne du sort des Européens mais aussi des harkis ayant fui le pays revient comme un cantique de Pâques. Un discours récriminatoire chargé de reproches et de jérémiades, particulièrement celui des «nostalgériques», décatis par l'âge, vindicatifs et rancuneux, qui s'accrochent encore à la feuille javelée du calendrier éphéméride de ce jour que nous célébrons, de ce côté-ci, comme celui de la Victoire. Et que reproche-t-on donc aux Algériens, «ces fous ! La preuve qu'ils le sont, c'est qu'ils réclament l'indépendance de l'Algérie», dira Saâd Dahlab, dont on connaît les «bons mots» et les formules pétillantes. On leur en veut de s'être battus et d'avoir arraché l'indépendance de leur pays : l'Algérie. Comme si cette liberté recouvrée s'était faite au détriment de la justice, celle de l'occupant qu'était le «colon colonialiste».
Pourquoi l'exode ? Puisque c'est du départ massif, un peu comme un «suicide collectif», la tournure est forte, je le sais, de quelque 600.000 Européens de souche, qu'il s'agit et dont «ils» nous accusent. Comme si les Algériens, nouvellement souverains, avaient organisé cette gigantesque transmigration. Il n'existe aucun texte du GPRA ou du Front de libération nationale, ni d'aucune instance algérienne, menaçant les ressortissants d'origine européenne ou de confession juive, de quelque représailles que ce fut, si ces derniers venaient à rester et continuer de vivre chez eux. En Algérie qui les a vus naître et dans le sol de laquelle sont enterrés leurs aïeux. Bien au contraire, de tous les textes fondateurs de la Révolution nationale, vous n'en trouverez aucun, mais alors aucun, qui discriminerait les habitants de ce pays.
Dans l'Appel du 1er Novembre 1954, les Pères Fondateurs affirmaient diriger leur «action uniquement contre le colonialisme, seul ennemi... qui s'est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifiques». Le document historique ajoutait que «tous les Français désirant rester en Algérie auront le choix entre leur nationalité ou opter pour la nationalité algérienne». La plateforme de la Soummam confirme l'appel et s'adresse à tous les Algériens sans distinction. Plus tard, dans un entretien au journal tunisien «L'Action», daté du 6 novembre 1961, donc un peu plus de quatre mois avant le cessez-le-feu, Saâd Dahlab, alors ministre des Affaires étrangères du GPRA, déclarait, concernant la question relative «à la place que peuvent occuper les Européens en Algérie» que «nous sommes disposés à aller très loin». (...) Nous avons besoin d'une paix durable. Il faut qu'il y ait de l'ordre, de la sécurité. Il faut résoudre le problème de la minorité française. Nous sommes peut-être les seuls parmi les colonisés qui voient la possibilité de vivre avec leurs anciens colonisateurs ; ce que nous leur demandons, c'est de ne plus se considérer comme de super-citoyens. Nous sommes décidés à leur accorder tous les droits qui leur permettront de s'épanouir en Algérie, même s'ils ne veulent pas être Algériens». Un appel qui été conforté par Président Benyoucef Ben Khedda, lequel invitait le 18 mars 1962 «les Européens conscients de la réalité de [notre] époque et soucieux de leur avenir à s'écarter des racistes et des ultras rétrogrades».
Ce n'est pas non plus le FLN qui a menacé les «pieds-noirs» du credo terrifiant, «la valise ou le cercueil». Un avertissement destiné à organiser la panique, dénoncé déjà en 1956 dans la Plateforme du Congrès de la Soummam. En effet, il accuse le gouvernement colonialiste, d'abandonner la minorité ethnique non musulmane à la «barbarie arabe», à la «guerre sainte», à un Saint Barthélémy plus immonde. Il relève que «le slogan «la valise ou le cercueil» a été fabriqué par le maître-chanteur Reygasse et diffusé par le bourreau Benquet-Crevaux. Celui-ci, maire de Philippeville (Skikda), s'était vanté «d’avoir mitraillé, le 20 août 1955 de son balcon, tous les passants arabes».
Ce sont les nervis de l'Organisation armée secrète (OAS), une secte criminelle qui a tué près de 4.000 Algériens après le cessez-le-feu, et à la gloire de laquelle un monument a été dressé à Perpignan, qui ont remis la commination dans l'actualité de l'époque. Des mercenaires qui ont pratiqué la stratégie de la terre brûlée, particulièrement à Alger et Oran, et qui ont signifié aux Européens indécis que quitter l'Algérie revenait à adopter «la politique de l'abandon» et que de ce fait, ils s'exposaient à des représailles mortelles de la part de leur commandos. Il est à noter que les sicaires de l'organisation criminelle, au service des gros colons, se sont eux-mêmes débinés, après des centaines de hold-up, dans les banques qui organisaient des «journées portes ouvertes des coffres», un compérage au nez et à la barbe des condottières de l'armée, de la gendarmerie et de la police qui contemplaient la mer tandis que les labadens opéraient les fric-frac. Ils n'ont naturellement pas attendu le référendum d'autodétermination du 1er juillet pour décaniller vers les Amériques ou les îles des mers du Sud.
Est-ce à dire que l'exode massif du deuxième trimestre de l'année 62 était inattendu et que rien ne permettait d'en envisager l'éventualité ?
Admettre une telle hypothèse reviendrait à mal estimer la violence de la guerre qui a ravagé notre pays et qui a été imposée par le colonialisme français au peuple algérien.
Le colonialisme est un système brutal, qui a procédé à la «sous-hommisation» de nations entières à travers le monde. Aucun continent, autre que son berceau européen, n'a échappé à son implacable tyrannie. D'ethnocides en génocides, de servage en esclavage, ce sont cinq siècles de destructions, de pillage, de dévastation et de brigandage, commis au nom de la christianisation des peuplades et de la civilisation des peuples.
Il y avait, enfouie dans les entrailles de la guerre de décolonisation en Algérie, toute la charge historique du conflit séculaire de la croix et du croissant, à laquelle s'ajoutaient de fortes odeurs d'hydrocarbures et des richesses que les avancées technologiques promettaient d'exploiter.
«Le rapatriement était prévisible puisqu'il avait été prévu, dès avril 1956, par Raymond Aron»(1905-1983), affirme sans ambages Guy Pervillé, historien français, dans un texte présenté lors d'un colloque à Marseille, en 1995, sur «le choc des décolonisations». Le philosophe, sociologue, historien et journaliste français, favorable à l'indépendance de notre pays, pour lequel la décolonisation était inéluctable, défendait l'idée que cela signifiait nécessairement le rapatriement de nombre d'Européens. Il estimait «qu'une telle issue était inévitable et que le vote d'un crédit de 500 milliards pour rapatrier les Français d'Algérie serait finalement une solution moins coûteuse que la prolongation de la guerre (...)». Cette positon en porte-à-faux par rapport à l'opinion politique dominante à l'époque lui vaudra une volée de bois vert des partisans de l'Algérie française, à leur tête Jacques Soustelle, zélateur de l'intégration.
En 1961, les autorités coloniales prévoyaient le départ de quelque 100.000 personnes actives, soit 350.000 avec leurs familles, mais en cinq ans ! A Evian, selon Rédha Malek, un des négociateurs me confiait un jour que les deux parties évaluaient à 400 ou 500.000 le nombre d'Européens de souche qui resteraient encore en 1972, soit 10 ans après l'indépendance. Mais la furia de l'OAS a inoculé l'illusion qu'il naîtra du chaos un espoir de revenir au «statu quo ante bellum» (trad. comme les choses étaient avant la guerre), grâce à la sédition de desperados qui finiront par compromettre, plus qu'à embrigader, nombre de personnes, et engendrera bien des peurs anciennes. Justifiées ou non.
B. A.

kalafamazit@gmail.com

Sources :
- Guy Pervillé. Les Conditions du Départ d'Algérie. Colloque de Marseille. 1995.
- Saâd Dahlab. Mission Accomplie. Ed. Dahlab. Alger-2001.
- Cdt Azzedine. Et Alger ne brûla pas. Enag-Alger 1997.
- Pierre Dum. Ni valise ni cercueil. Actes Sud. Paris-2012.
- Olivier Dard. Voyage au cœur de l'OAS. Sedia-Alger 2012.
- Abderrahmane Farès. La Cruelle vérité. Casbah-Alger-2006.

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