Zone Rouge : COMME UN BOOMERANG

Par Boukhalfa AMAZIT

L’interventionnisme souvent légalisé par ce que les Etats les plus puissants ou les plus riches de la planète, et d'entre-eux certains membres permanents du Conseil de sécurité (CS) des Nations unies, les puissances regroupées au sein de l'Alliance atlantique (OTAN), avec l'inféodation de pays qui y voient des intérêts géostratégiques ou autres, rendent spectaculaires les manifestations dites néocolonialistes, au nom de la «Communauté internationale». Ceci n'en est que la démonstration dramatique et terrible, la plus «média-théâtralisée», pour reprendre la formule d'Edward Saïd, universitaire et théoricien littéraire palestino-américain. Jamais, sans doute depuis la fin des années 1970, le terme néocolonialisme n'a été usité aussi souventefois et n'est revenu, avec autant d'impertinence, que ces dernières années. Il est devenu le mot vedette des articles des spécialistes et des doctrinaires du système de domination qu'il désigne et que l'on croyait, pourtant, perdu dans les broussailles de l'histoire. Mais tel un boomerang qui a raté sa cible, revoici ce mot, avec sa charge de paradoxes, hanté de peurs anciennes, qui déboule avec une vigueur retrouvée, porté par les vents de l'actualité qui lui sont favorables derechef. Il faut néanmoins se méfier des noms communs, car ceux-ci évoluent, ils se modifient et muent au gré des situations mouvantes, perpétuellement créées par le carambolage des événements qui se superposent, s'entreheurtent, se désunissent ou s'interfèrent. Même les définitions qu'en donnent les plus précis des dictionnaires sont flottantes et fluctuantes. L'un vous dira que ce vocable «désigne couramment de manière péjorative la politique de domination qui se poursuit après des indépendances plus formelles que réelles, en Afrique noire en particulier, demeurées un «pré carré» français pour certains»... Un autre, que c'est une expression «de caractère polémique», notant au passage que pas un gouvernement ne l'a revendiquée «officiellement», et je doute fort qu'il en sera qui franchiront le gué. A noter que ce second glossaire y inclura et qualifiera de manifestations de ce système toutes les formes de «tutelles» ou de «protectorats» que l'ancien colonisateur tentera d'exercer, une fois reconnue «l'autonomie administrative» de l'ancienne possession. Mais dans les faits, en interrogeant l'ADN de la colonisation et l'histoire des peuples et des pays qui ont été soumis et occupés, les réponses jaillissent comme autant de vérités qui éclosent avec le printemps. Des retours comme des oracles aux anticipations de Frantz Fanon, psychanalyste du colonialisme. Dans l'euphorie des indépendances des années 1960, les questions de développement se posaient dès que le drapeau national, nouvellement cousu, était hissé sur son pavois. Les Etats ont pris place, avec fierté et en toute légitimité, dans le concert des nations en occupant leur siège au sein de l'ONU. Leurs élites, sorties fraîchement émoulues des universités des métropoles de l'ancien occupant, se sont installées aux commandes de la gouvernance. Le seul modèle connu de développement, donc de ce que l'on croyait être le progrès humain et industriel, était celui de l'ancien colonisateur. Si ce dernier a conçu et animé des économies, il suffisait de procéder de la même manière. Autrement dit, construire, bâtir. Individualiser le bonheur : nourrir, donner de l'eau à chacun, de l'énergie, de l'instruction, transporter, soigner, coudre pour vêtir, produire pour vendre, consommer, semer, récolter, cueillir les richesses du sol, extraire des matières premières du sous-sol, exporter... Bref, qu'il suffisait de faire ce que le blanc, le roumi, nous ordonnait de faire, puisque de toutes les façons, c'était le colonisé qui «faisait». Le développement revenait donc à s'occidentaliser, même si, souvent, le nouveau système qu'on mettait en place se nimbait d'égalité sociale, revendiquée pendant les luttes, parfois âpres et meurtrières, contre l'occupant. Les choses n'allaient pas d'elles-mêmes et ne répondaient pas à des automatismes acquis ou légués. Par le biais de la «coopération» avec l'ancien «maître», ainsi que libellé sur les bulletins du référendum d'autodétermination, des techniciens avaient été «généreusement» mis à disposition des nouvelles autorités, pour l'apprentissage du tour de main nécessaire à la performance et la fabrication de la prospérité. Dans tout cela, le professeur a omis ou feint d'oublier d'enseigner qu'européaniser n'est pas forcément synonyme de moderniser. En s'acharnant à imiter l'ancien, le nouveau ensevelissait la part essentielle de ce pourquoi on s'était battu : la liberté d'être soi, en retrouvant notre identité. Dire que les aînés n'y avaient pas songé serait leur jeter la pierre. Dès le départ du grand voyage pour le développement, la question a été évoquée. Quel pays n'a pas cité le cas du Japon ? Pourquoi le Japon, parce que dans l'imaginaire commun, je dirai planétaire, l'Empire du Soleil levant est l'exemple, que dis-je, le parangon du couple moteur «modernisation-identité». Mais jusqu'où pouvait-on généraliser le particulier ? La technologie serait-elle sans effet sur la culture ? Le développement pouvait-il être universel, tout en respectant la diversité des civilisations ? Son impact sur les rapports sociaux serait-il minime et suffisait-il de parler dans son langage et de chanter, réfléchir, écrire, peindre et créer dans le respect du message des ancêtres pour se protéger des périls allogènes ? Platon disait : «si tu veux réprimer un peuple, commence par taire sa musique.» Nous savons comment a procédé le colonialisme, aïeul direct du néocolonialisme, pour venir à bout de la bravoure des ancêtres. Ils ont détruit les écoles, interdit la langue, tu la musique et la poésie, fermé les mosquées. Ils ont fait du colonisé un animal de trait, habité par la faim. Parce que justement, c'est parce qu'il a été dépouillé de sa culture qu'il a été assujetti. Le reflux des «occidents», généré par les indépendances, n'a pas permis la réhabilitation de cultures suffisamment dynamiques pour faire face au déferlement des produits culturels, portés par des technologies qui les démocratisent et les mettent à disposition, pour peu qu'on possède un téléphone portable. Comment avons-nous réagi ? Nous avons créé des ministères de la culture auxquels nous avons confié des charges de «défense nationale». Nous avons adopté des politiques qui ont favorisé la production des contre-cultures, comme on développe des missiles antimissiles. Ainsi, naïvement, il faut le reconnaître, croyions-nous répondre à «l'invasion culturelle étrangère». Plus prosaïquement, peut-être aurait-il mieux valu, tout bonnement, privilégier la Création libre sous toutes ses formes, sans se soucier de ce miroir étrange qui renvoie de nous l'image caricaturale de l'autre.
B. A.
kalafamazit@gmail.com

Sources :
- Frantz Fanon Les Damnés de la Terre. ANEP. Alger-2006
- Aimé Césaire Discours sur le colonialisme. ANEP. Alger-2006.
- Albert Memmi Portrait du colonisé. ANEP. Alger-2006
- Jacques Vergès. Le Colonialisme en procès. MIC. Alger-2009
- Jean Malignon. Dictionnaire de politique. Paris-1967
- Claude Liauzu. Dictionnaire de la Colonisation Française. Larousse. Paris-2007.

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