A Essiada dans la steppe de Djelfa : Dans la peau d’un berger

Ils n’ont pas vraiment choisi ce métier, ils l’ont hérité. De père en fils, ils sont devenus bergers, apprenant les gestes anciens et s’adaptant au rythme lent et exigeant des troupeaux. Des vastes plaines steppiques aux plateaux arides, ils vivent la solitude, côtoient la fragilité des brebis, entre chiens de garde et menaces des prédateurs ou des éléments. Portrait d’hommes debout, enracinés dans une vie rurale rude, mais pleine de sens.

Mercredi 15 mai, la steppe de Djelfa s’est réveillée sous des trombes d’eau. Dès les premières heures de la matinée, un orage a éclaté sur la localité d’Essiada dans la commune de Aïn Ouassara, au nord de la wilaya, noyant pistes et pâturages. L’eau ruisselait en torrent à travers les talwegs, transformant les chemins de cailloux en ruisseaux boueux. C’est dans ce décor battu par le vent et la pluie que nous retrouvons Azzouz, un berger de 35 ans, figé sous l’averse, les yeux braqués sur son troupeau. Originaire de la wilaya de Aïn Defla, Azzouz n’a pas choisi ce métier, il l’a hérité de son père. Depuis toujours, il mène la vie de berger.
À 35 ans, cet homme au regard vif porte sur ses épaules, non seulement la charge d’un millier de brebis, mais aussi le poids d’une tradition en train de s’effacer. Vêtu d’une djellaba foncée plaquée sur+ sa peau, le berger ne semble pas sentir le froid. Il veille. Il surveille. Il reste debout, stoïque, les bottes enfoncées dans la boue. À ses pieds, plus de mille têtes regroupées dans un enclos, gardé. Une brebis, la première, s’est précipitée seule vers la clôture dès que la pluie s’est intensifiée, entraînant le reste du troupeau dans un mouvement de panique silencieuse. Azzouz n’a pas bronché. Il connaît ses bêtes tellement bien «qu’il pourrait reconnaître leur voix.....» Ce langage-là ne s’apprend pas dans les livres.
À Essaïda, Birine, Benhar et Oussara, l’élevage ovins reste l’activité principale et dominante. Les éleveurs privilégient surtout les races locales, parmi lesquelles figurent la célèbre Ouled Djellal (Djella»ia), ainsi que les races Chemlalia et Tadhdmit. À Essaïda, localité discrète posée entre les courbes nues de la steppe, la pluie s’est abattue en force dès l’aube. C’est dans cette lumière grise, entre les éclairs et le tonnerre, que nous avons rencontré Azzouz, un berger de 35 ans. La sécheresse persistante frappant la région et le pays depuis quelques années, a profondément bouleversé le paysage de l’élevage ovin.
«Il y a une baisse significative des effectifs, dont la réduction des parcours et la chute de la reproduction», a-t-on déploré. Znadar est catégorique. «C’est la sécheresse qui a tout changé».
Selon Nemoura Amer, délégué agricole à la subdivision de la commune de Aïn Ouassra, l’activité traditionnelle de l’élevage est aujourd’hui en net recul. «Les pâturages se raréfient, les terres autrefois généreuses en herbe ont laissé place à des sols arides et fissurés, incapables de soutenir un cheptel aussi important qu’auparavant», explique-t-il, tout en soulignant le soutien des pouvoirs publics, notamment à travers les subventions accordées pour l’achat d’aliments, qui sont aujourd’hui couvertes à 100%. Znadar Youcef, éleveur et témoin de ces bouleversements, explique que la sécheresse a réduit drastiquement la disponibilité de fourrage naturel, forçant les éleveurs de la région à acheter des aliments coûteux, à la transhumance, ce qui pèse lourdement sur leur activité. «La cherté de l’aliment et la diminution des terres dédiées à l’élevage ont compromis l’équilibre économique des éleveurs», a-t-il déploré. En conséquence, le nombre de têtes de bétail a diminué dans toute la région, signe évident d’une activité à bout de souffle face aux caprices du climat. Sous sa djellaba trempée, épaules rentrées par le froid, il se tenait debout, droit comme un piquet. Autour de lui, un millier de brebis tournoyaient, apeurées par les grondements du ciel.
La première à avoir détalé, poussée par l’instinct, a entraîné toutes les autres vers la barrière métallique, là où la sécurité leur semble possible. Azzouz n’a pas levé la voix. Il connaît ses bêtes. Il connaît leurs habitudes, dit-il, comme on parle de membres d’une même famille.
Autrefois, les fils de bergers reprennent le bâton du père. Aujourd’hui, ils partent pour la ville. Le savoir ancestral se perd.
«Je ne dors jamais d’un vrai sommeil», confie-t-il d’un ton sec. «Même quand mes yeux se ferment, mes oreilles restent grandes ouvertes». Une allusion aux vols devenus récurrents dans la région, surtout à l’approche de l’Aïd El Adha. La vigilance est une seconde nature. Les prédateurs, les maladies, les voleurs, les tempêtes… autant d’ennemis tapis dans l’ombre. Il n’y a pas d’horaires dans ce métier, encore moins de jours de repos. Azzouz est père de deux enfants. Il ne les voit presque jamais en journée. «On vit au rythme des brebis», dit-il souriant.
Les bêtes ne lui appartiennent pas. Elles sont la propriété de Znadar Youcef, éleveur installé dans la région depuis sept ans. Originaire de Aïn Defla, ce dernier a choisi Djelfa pour la vastitude de ses terres et la tradition pastorale qui y résiste encore. Il y a fait construire un enclos gardé, a recruté des bergers, et a peu à peu étendu son cheptel jusqu’à franchir le seuil symbolique des mille têtes. «Mais aujourd’hui, mille bêtes, ce n’est plus un signe de richesse. C’est une charge», souffle-t-il.
Dans la steppe de Djelfa, l’élevage ovin est une vieille histoire. Mais une histoire qui se délite. Les exemples de recul sont nombreux. À Djelfa, mais aussi Tiaret, Laghouat et surtout à El Bayadh, Naâma ou encore Ghardaïa, les chiffres parlent d’eux-mêmes. «Il y a une baisse significative des effectifs, dont la réduction des parcours et la chute de la reproduction», a-t-on déploré. Znadar est catégorique. «C’est la sécheresse qui a tout changé». Quelques éleveurs rencontrés à la subdivision agricole de Aïn Ouassra se rappellent encore les années où la verdure recouvrait les collines au printemps. «Aujourd’hui, les pâturages naturels sont dévastés.
L’eau manque. Le foin devient rare. L’aliment de complément coûte une fortune et à cela s'ajoutent les maladies récurrentes, mais aussi dévastatrices. Un sac de son coûte plus qu’un agneau», dit-il en haussant les épaules. L’autre fléau, c’est la terre. Le rétrécissement des parcours steppiques a poussé les éleveurs à surcharger les zones disponibles, aggravant ainsi l’érosion. L’accès au foncier pastoral, autrefois relativement libre, est devenu un labyrinthe administratif. «Avant on campait à 50 km d’ici. Maintenant, on ne peut plus. On nous chasse. On nous bloque. Où voulez-vous que les bêtes aillent ?» a-t-on dénoncé.
«Quand on mange la viande d’une agnelle, c’est qu’on a faim aujourd’hui…, mais on prépare la disette de demain».
Autrefois, les fils de bergers reprennent le bâton du père. Aujourd’hui, ils partent pour la ville. Les écoles de formation agricole sont vides. Le savoir ancestral se perd. «Mon propre neveu m’a dit, moi, je préfère conduire un taxi ailleurs que garder des bêtes», raconte-t-il. Dans ce vide générationnel, seuls quelques passionnés ou résilients tiennent bon. Azzouz en fait partie. Mais il le sait. Il est de la dernière génération. «Mon fils ? Jamais il ne fera ça. Trop dur, trop sale, trop ingrat». Ce jour-là, entre deux aboiements de chiens, Azzouz consulte son téléphone.
Les messages défilent. Un troupeau bloqué, et plusieurs axes routiers ont été coupés à la circulation à cause des intempéries, notamment à Djelfa, M’sila, Laghouat et Mascara. De nombreux barrages ont été remplis à ras bord et des dizaines de têtes de bétail ont péri dans les inondations. «La pluie, venue trop vite, a surpris tout le monde» dit-on. Les oueds, secs depuis des mois, se sont remplis en une heure. Il fallait évacuer. Dans son rôle de berger moderne, Azzouz est devenu aussi guetteur, messager et «vigile du ciel». Mais il en faut plus pour sauver l’élevage. «Une pluie, ce n’est rien. Il nous faut des saisons entières de répi»t. a-t-il ajouté.
Quand il s'agit de l’agnelle, le chef de l’État a mis son veto personnel. « Interdiction de la sacrifier !» Dans un coin de l’enclos, Znadar montre une dizaine d’agnelles. Petites et frêles. Mais elles sont aussi menacées. «Quand la situation devient critique, certains les vendent. C’est inadmissibile». Le cycle est rompu. On abat les reproductrices. On épuise la souche. Znadar approuve. «Quand on mange la viande d’une agnelle, c’est qu’on a faim aujourd’hui…, mais on prépare la disette de demain». À la tombée du jour, la pluie a cessé. Le vent souffle encore fort. Le sol est détrempé. Azzouz rentre lentement les bêtes dans leur enclos. Une à une, elles passent devant lui, le museau bas, les flancs couverts de boue. Il les regarde sans un mot. Il les connaît toutes. Une brebis malade ici. Un bélier nerveux au fond. «On reste debout comme une sentinelle dans l’immensité de la steppe», lâche-t-il, les yeux rivés sur l’horizon. À Essaida, il n’y a pas de scène, pas de spectateurs. Seulement le berger et ses bêtes.

A. F.

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