Les oulémas, ces experts en religion : État des lieux d’une fonction

La Sublime Porte intégra en effet les oulémas dans l’administration impériale et institua une hiérarchie au sommet de laquelle se trouvait le Shaykh al-Islâm (en turc Şeyhülislam), lequel avait la tâche de présider l’administration religieuse de l’Empire. Les oulémas qui lui étaient soumis se spécialisèrent dans différentes branches de l’administration de l’État, avec des noms et des fonctions diverses. Les Ottomans instituèrent en outre une hiérarchie des madrasas. Le parcours-type pour un étudiant de valeur consistait à passer d’une madrasa de province à une madrasa d’Istanbul (sauf s’il était déjà né dans la capitale, évidemment). Une fois terminé son cycle d’études, il revenait dans sa province comme enseignant, et, s’il continuait à faire preuve de talent, il faisait enfin retour dans la capitale comme professeur. Au début du XXe siècle, le rôle et le pouvoir des oulémas semblaient intacts. Toutes les caractéristiques du corps social décrites jusqu’ici sont en effet bien représentées. En réalité, à partir de 1800, les sociétés arabo-islamiques connurent de profonds changements. En premier lieu, les oulémas perdirent le monopole de l’instruction. Comme on le sait, 1798 est la date-symbole de l’entrée du monde arabo-musulman dans la modernité. L’artisan principal de cette transformation fut Muhammad ‘Alî, qui assuma le contrôle de l’Égypte après la retraite de Napoléon. D’origine albanaise, il se rendit compte de la nécessité d’importer le savoir occidental, au niveau militaire tout d’abord, pour tenir face aux armées européennes. La première idée fut d’imposer aux oulémas d’étudier les sciences, une formation scientifique était prévue également dans les madrasas classiques, encore que de façon accessoire. Mais cette mesure n’eut pas les effets espérés. Les réformistes en déduisirent la nécessité de créer des universités et des instituts d’inspiration européenne. Ceci fut à l’origine de la double voie qui reste en vigueur encore aujourd’hui dans certaines parties du monde islamique : les madrasas pour former les experts en religion, les universités modernes pour les autres spécialisations. Le tournant, du moins pour l’Égypte, fut probablement la création, en 1908, de l’université du Caire (connue à l’époque comme Université égyptienne) après quelques tentatives infructueuses de réformer l’Azhar et la création en 1871 d’un institut «mixte», la Dâr al-‘ulûm, qui prévoyait une double formation islamique et moderne. L’Université du Caire assuma dans son corps enseignant d’illustres savants occidentaux, dont Louis Massignon et les Italiens Carlo Alfonso Nallino, David Santillana et Ignazio Guidi. L’écrivain égyptien Taha Hussein (1889-1973), l’un des plus grands intellectuels arabes du XXe siècle, rappelle bien dans son autobiographie l’impression profonde que ce nouveau genre d’enseignement fit sur lui. En second lieu, toujours pendant la période des réformes, on créa des tribunaux civils non shariatiques. La fonction de juge shariatique ou qâdî avait été historiquement la profession la plus commune pour les oulémas. Mais à partir du XIXe siècle, les États commencèrent à promulguer des codes modernes, dont la Majalla ottomane de 1877 est l’exemple le plus connu. On institua, pour appliquer les nouveaux codes, des tribunaux séculiers (nizâmiyya) confiés à une magistrature de formation européenne, pour ne laisser aux qâdîs que la compétence sur le seul droit de la famille, administré par les tribunaux religieux. La combinaison des deux facteurs – l’introduction d’universités modernes et la création de tribunaux non shariatiques – entraîna l’apparition d’intellectuels externes à la classe des oulémas, et en compétition avec eux. L’un des premiers exemples en est l’activiste Jamâl al-Dîn al-Afghânî (1838-1897). Muhammad ‘Abduh (1849-1905), représentant principal du réformisme islamique en Égypte, bien que formé dans sa jeunesse à l’Azhar, n’en critique pas moins sévèrement la sclérose de cette institution. Les oulémas se retrouvèrent ainsi pris entre l’enclume et le marteau, attaqués d’une part par les nouveaux intellectuels, de plus en plus formés dans les universités de type occidental ou directement en Europe, et d’autre part par l’apparition du salafisme. Les nouveaux penseurs, comme Taha Hussein, réclamaient une approche renouvelée de la tradition, qui tînt compte également des acquis méthodologiques occidentaux. Dans la mouvance critique envers les oulémas se placent aussi les activistes islamistes comme Rashîd Ridâ (1865-1935), disciple de ‘Abduh, qui, dans l’influente revue al-Manâr qu’il dirigeait, fustigeait les oulémas pour leur savoir fossilisé et leur immobilisme politique. On retrouve les mêmes reproches chez Hasan al-Bannâ (1906-1949). Si les premières imprimeries furent ouvertes au Liban aux XVIIe et XVIIIe siècle pour les besoins des communautés chrétiennes locales, leur introduction massive dans le monde islamique ne se produisit qu’au XIXe siècle. En 1820-1821, le Khédive d’Égypte Muhammad ‘Alî ordonna l’ouverture d’une typographie à Boulaq, qui était alors un faubourg du Caire. Au début, on n’y imprimait que le Journal officiel égyptien et des ouvrages scientifiques en traduction ; mais progressivement, on commença à reproduire aussi des textes religieux, pour en arriver, en 1924, à publier au Caire une édition du Coran avec le concours de nombreux oulémas locaux. La commission de 1924 parvint à produire une édition impeccable qui, dès lors, devint le prototype des très nombreuses reproductions qui s’en suivirent. Le grand expert de hadîths Muhammad Nâsir al-Dîn al-Albânî (1914-1999), né à Scutari en Albanie mais qui vécut essentiellement entre la Syrie, l’Arabie saoudite et la Jordanie, conçut son projet de spurification et éducation» du monde islamique : purification du savoir religieux de tous les dits non authentiques et éducation des musulmans. Al-Albânî consacra des dizaines d’années à examiner les recueils de hadîths, jaugeant l’une après l’autre toutes les chaînes de transmetteurs. Son œuvre connut un succès extraordinaire, et aujourd’hui encore, dire sahhaha-hu al-Albânî («al-Albânî l’a jugé authentique») constitue la meilleure recommandation pour un hadîth. L’accès au savoir religieux s’est encore élargi, et cette fois de façon exponentielle, grâce à la troisième révolution technologique, la digitalisation. Tout de suite, de nombreuses institutions musulmanes se sont jetées la tête la première dans ce nouveau domaine, publiant sur le net tous les textes religieux, acte considéré comme méritoire parce qu’il permet le partage du savoir entre les utilisateurs, et face auquel l’aspect du copyright devient tout à fait secondaire. Aujourd’hui, avec internet, le savoir religieux est donc accessible partout, à tout moment, et sans médiation.

(Suite et fin)

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