Mourad Preure, à El Moudjahid : «L’Algérie, une diplomatie énergétique réaliste et visionnaire»

Pour comprendre la situation réelle du marché mondial du gaz dans un contexte de crise ukrainienne, qui a provoqué une inquiétude sur le front énergétique dans les pays de l’Europe de l’Ouest, le Dr Mourad Preure, expert pétrolier international et président du cabinet Emergy, aborde des questions d’actualité, à savoir la consommation européenne énergétique et les derniers changements du marché international énergétique.

Entretien réalisé par Chahinez Djahnine

El Moudjahid : Les pays européens aspirent à augmenter l’approvisionnement énergétique, notamment le gaz, de ses partenaires internationaux, dont l’Algérie. Les capacités de la production algérienne devront-ils augmenter en conséquence ?
Dr Mourad Preure : L’idée selon laquelle l’Algérie se proposerait de compenser une partie de l’offre russe est non seulement erronée -contredisant la position officielle algérienne- mais surtout dangereuse car elle porte atteinte à l’unité des pays exportateurs de gaz en voie de consolidation avec le Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG). L’affirmer est totalement irresponsable, et je doute fort, très fort même, que des officiels algériens s’y soient hasardés. L’Algérie s’est toujours signalée par une diplomatie réaliste et visionnaire, surtout fondée sur des principes et une éthique des relations internationales, si je puis dire. Cette crise, dont nous pourrions légitimement nous inquiéter des conséquences, notamment humaines, est une crise qui ne nous concerne pas. La Russie est un allié traditionnel de notre pays depuis la guerre libératrice, alors que l’Europe occidentale, dont l’Ukraine aujourd’hui, représente une aire géopolitique avec laquelle nous entretenons des relations cordiales et une coopération dont il faut souhaiter le développement. Au demeurant, l’industrie du gaz, davantage que celle du pétrole, est une industrie de long terme où les relations entre concurrents (Algérie, Russie, Norvège, Iran, Qatar...) sont toujours marquées par une logique partenariale, qui vise à préserver l’intérêt commun sur le long terme, la stabilité de la demande et son intégration harmonieuse dans la transition énergétique ; le gaz étant parmi les énergies fossiles les plus propres. La réunion du FPEG qui s’est tenue à Doha, au Qatar, tout récemment, et à laquelle a participé notre président a souligné ces principes. Au demeurant, le premier exportateur de GNL, soit le Qatar, avait signalé que sa première préoccupation était de satisfaire ses engagements contractuels asiatiques et renforcer ses parts de marché, alors que tous les pays membres du FPEG ont montré une grande réserve à toute perspective de se mêler au bras de fer actuel entre puissances occidentales et la Russie, et où le gaz se trouve utilisé. Quand bien même nous aurions des capacités disponibles pour augmenter nos exportations gazières vers l’Europe, je suis convaincu que l’Algérie n’entrera pas dans ce jeu. Le voudrait-elle qu’elle ne pourra, ni elle, ni le Qatar même, remplacer les importations russes qui sont incontournables pour l’Europe. Cette condition est rassurante car elle démontre que ce conflit ne peut avoir qu’une issue : la table de négociations entre les différentes parties impliquées. Et le plus tôt sera le mieux.

L’inquiétude à propos de l’énergie est constante en Europe. Est-ce que la crise ukrainienne va provoquer une baisse des exportations russes en matière de gaz vers les pays de l’Europe de l’Ouest ?
La consommation gazière européenne a retrouvé sa croissance en 2021 pour atteindre le niveau de 400 Gm3 (milliards de mètres cubes). La Russie représente plus du tiers des importations gazières européennes, essentiellement par gazoduc, suivie par la Norvège avec 24% et l’Algérie avec 11%. 80% du gaz consommé en Europe est acheminé par gazoduc. Les 20% restant lui parviennent par GNL où les Etats-Unis dominent, suivis du Qatar, de la Russie, du Nigéria et de l’Algérie. L’importation de gaz sous forme liquéfiée (GNL) suppose des capacités de regazéification sur le continent. Or, aujourd’hui, celles-ci sont employées au maximum et représentent un blocage incontournable au recours à de nouvelles sources. Même si l’Europe trouverait un exportateur de GNL (Etats-Unis, Qatar, voire Australie) disposé à satisfaire partiellement ses besoins, elle n’aurait pas de capacités pour regazéifier ce GNL. Ajoutons à cela que le tarif de ce GNL qui serait acquis sur les marchés spot, comparé au gaz russe qui parvient à l’Europe par gazoduc, serait intenable. Le prix spot du gaz a augmenté de 600% en 2021 et représentent aujourd’hui à peu près le triple des prix contractuels sur lesquels le gaz est facturé à l’Europe. Alors que les prix contractuels sont légèrement au-dessus des 10 dollars le million de Btu (British Thermal Unis), le prix spot a été en moyenne de l’ordre de 37 dollars le million de Btu en décembre 2021, atteignant un niveau record de 60 dollars le 21 décembre. La volatilité est extrême sur le marché gazier spot, ce qui ne devrait pas faciliter la diversification des approvisionnements gaziers européens.

Les mesures prises pour renforcer la sécurité énergétique européenne et empêcher une perturbation majeure de l’approvisionnement en gaz et en pétrole vont-elles bouleverser le marché international de l’énergie ?
Les exportations de gaz russe vers l’Europe sont conséquentes, comme on l’a vu, et de toute évidence irremplaçables aussi. Le potentiel en réserve russe est important (27% des réserves mondiales), de même que les infrastructures construites pour approvisionner le marché gazier européen. Citons l’exemple des deux gazoducs Northstream 1 et 2, reliant les gisements russes à l’Allemagne via la mer Baltique et transportant chacun 55 Gm3 (pour référence, les exportations gazières algériennes ont été de 41 Gm3 en 2021, selon ce que nous avons lu dans la presse). Si le Northstream 1 est en fonctionnement, son frère jumeau voit sa mise en exploitation bloquée par les Etats-Unis, raison qui a envenimé les relations entre les deux pays. Nous pouvons parler ici d’interdépendance structurelle. Autant les Européens sont dépendants et ne peuvent se passer du gaz russe, autant l’inverse est vrai, la Russie ne peut se passer de ses exportations gazières vers l’Europe. La crise que vit l’industrie gazière européenne est d’origine géopolitique. Elle peut avoir des développements et des prolongements extrêmement dommageables pour les deux parties, avec des effets déflagrants sur la scène énergétique en général. Car il ne faut pas oublier que la Russie est le deuxième fournisseur de pétrole de l’Europe vers laquelle elle exporte 5 Mbj (millions de barils par jour) de pétrole, soit 20% des besoins européens et elle est un acteur majeur parmi les pays de l’OPEC+ réunissant les pays de l’OPEC et 10 pays autour de la Russie. A l’avenir, on estime que 70% des besoins gaziers européens seront couverts par la Russie. Je pense que les Russes, qui ont été acculés à ce type de conduite, le savent très bien. Les déferlements médiatiques n’y peuvent rien. L’Europe ne peut objectivement pas trouver de source de remplacement. Le premier pays européen, l’Allemagne, qui importe 35% de son gaz de Russie le sait tout aussi bien.
C. D.

 

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