Mohamed Achir, économiste, sur la gestion économique de la Covid-19 : «La sphère économique doit être réformée »

Entretien réalisé  par Fouad Irnatene

L’universitaire Mohamed Achir analyse, dans cet entretien, un récent rapport de l’OCDE, affirmant que la financiarisation a pris le dessus sur la finance. Il relève que la globalisation financière «a créé une interconnexion instantanée des marchés financiers dans le monde». Par ailleurs, il préconise une série de conditions nécessaires à l’Algérie pour faire face à la crise.

El Moudjahid : Selon un rapport de l'OCDE de novembre 2020, la valeur des actifs financiers dans le monde a atteint 379.000 milliards de dollars. «Un niveau qui n’a jamais été aussi élevé depuis la crise financière mondiale de 2008. Vous dites sur votre page Facebook, il semble que la finance a laissé la place à la financiarisation à cause d'un processus de dérégulation nationale et internationale. Pouvez-vous nous livrer davantage d’éclaircissements ?

Mohamed Achir : Effectivement, cette valeur des actifs financiers qui a atteint les 379.000 milliards de dollars a été enregistrée durant cette année 2020, malgré le choc sanitaire mondial et ses conséquences ravageuses sur l’activité économique réelle dans tous les pays du monde.
Il faut noter aussi que cette valeur des actifs financiers n’a jamais été aussi élevée depuis la crise financière mondiale de 2008. Les auteurs de cette dernière édition de l’OCDE portant sur les perspectives mondiales du financement du développement durable, publiée le 09 novembre 2020, s’interrogent, justement, sur l’impact de ces actifs financiers sur les objectifs de développement durable dans les pays avancés et surtout dans les pays en voie de développement qui verront leurs capacités financières à injecter dans les actions visant les ODD 2030, se contracter de 1.700 milliards de dollars. En somme, la question fondamentalement posée est le décalage persistant entre la sphère réelle et la sphère financière à cause notamment de ce phénomène de la financiarisation de l’économie. La financiarisation est prépondérante dans les motivations des institutions financières bancaires et non bancaires. Elle est même dominante dans les entreprises de la sphère productive qui ont recours à des opérations de maximisation des profits par la diversification de leurs portefeuilles et des placements financiers.
Autrement dit, l’investissement en actifs financiers remplace en grande partie dans l’entreprise son investissement en actif réel dans la production, l’innovation et la formation. Les motivations financières spéculatives et la globalisation des marchés financiers ont été favorisées par un processus de libéralisation, déréglementation et décloisonnement des activités bancaires et financières surtout depuis le début des années 1980 dans les pays développés (USA, Angleterre, France).
Ces profondes réformes engagées par les Etats-Unis et certains pays développés à partir des années 1980 ont été même recommandées et coordonnées par le FMI. Ce dernier évalue même le degré de libéralisation financière annuellement des pays membres. Mais faut-il faire un bilan de son impact sur l’évolution de la sphère économique réelle et la résilience de ce système par rapport aux différentes crises ?

À qui profite cette augmentation de valeur des actifs des marchés financiers, sachant que la majorité des entreprises vivent l'une des périodes les plus difficiles depuis la fameuse crise de 1929 ?

La globalisation financière a créé une interconnexion instantanée des marchés financiers dans le monde et une interdépendance des acteurs financiers. Les produits financiers sophistiqués reposant sur la titrisation des dettes privées en produits toxiques ont créé un effet négatif sur l’économie réelle et provoqué une vulnérabilité financière structurelle et des crises financières récurrentes dont la plus spectaculaire a été celle de 2008. Justement, la question est là. L’augmentation de la valeur des actifs financiers, surtout des produits dérivés, ne signifie pas une relance de l’activité économique, une croissance et la création d’emploi.
Selon l’économiste T. Piketty, «le total des actifs et passifs financiers privés détenus par les banques, les entreprises et les ménages dépasse aujourd’hui les 1000% du PIB dans les pays riches sans même inclure les produits dérivés». Cela montre la progression du phénomène de la financiarisation et le décalage entre la sphère réelle et financière. Les créations monétaires massives des banques centrales, dans les pays de l’OCDE notamment, comme réponse à la crise sanitaire mondiale au Covid-19 et le confinement, ont servi à l’augmentation du niveau des liquidités dans les circuits bancaires et financiers.
Plusieurs milliers de dollars ont été injectés par les banques centrales aux USA, UE, Chine, etc., pour racheter des dettes publiques à travers une titrisation et l’intervention des investisseurs institutionnels, des banques commerciales et des grandes sociétés d’assurances. Cette augmentation des liquidités a été l’occasion pour les investisseurs en capital d’intervenir sur les marchés financiers et de réaliser des placements et des acquisitions des titres financiers. D’où en partie, l’explication de l’augmentation de la valeur des actifs financiers. Cependant, la croissance économique réelle peine encore à reprendre et l’année 2020 annonce déjà une récession sans précédent.

Dans ses prévisions publiées à la mi-septembre, l’OCDE a revu légèrement à la hausse ses prévisions pour 2020, mais s’est inquiétée des «coûts à long terme de la pandémie». Elle ne prévoit pas de retour à la normale au moins avant la fin 2021.
Une situation qui risque de faire perdurer la récession. Comment s'en sortir dans le cas de l’Algérie ?

Je l’ai souligné plus haut, la corrélation entre la reprise de la croissance économique et l’augmentation de la valeur des actifs financiers semble être faible.
C’est aussi pour cette raison que des économistes renommés envisagent des scénarios de reprise différents, voire une stagnation à moyen terme (en forme K, en L, en V). En tout cas, la réussite et l’efficacité du vaccin et surtout sa généralisation dans tous les pays du monde seront déterminantes pour espérer une reprise normale de la croissance en 2022.
La reprise annoncée de 4% en 2021 concernant l’Algérie, dépendra, d’une part, du contexte économique et sanitaire international et la généralisation du vaccin et, d’autre part, de l’évolution des prix du pétrole, de l’efficacité des mesures de la politique monétaire, budgétaire et fiscale. Toutefois, l’Algérie fait face à des problèmes économiques d’ordre structurel et institutionnel et cela depuis plusieurs décennies.
Autrement dit, le choc sanitaire n’a contribué qu’à aggraver davantage la vulnérable économique du pays qui est fortement dépendante des hydrocarbures.
La résilience de l’économie algérienne est vraiment faible surtout avec les chocs extérieurs qui touchent les prix du baril. Aujourd’hui, il est plus que jamais temps d’engager des réformes structurelles et institutionnelles qui toucheront surtout la sphère économique réelle, les systèmes bancaire, financier et fiscal. Construire des institutions de régulation de qualité qui feront face à la fraude, la corruption et l’évasion fiscale et qui rétabliront la transparence et la confiance dans l’économie.
F. I.

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