Le vendredi 26 juillet 2024, alors que le sport mondial célébrait l’ouverture des jeux Olympiques de Paris, une poignée de sportifs algériens ont rendu hommage, à leur manière, aux Algériens délibérément jetés et noyés dans la Seine, une certaine nuit d’octobre 1961. Une action hautement symbolique qui n’a pas manqué de faire du bruit.
Jeudi 25 juillet 2024. Il y a une certaine tension au quartier de l’Algérie, sis au village olympique de Saint-Denis. Alors que les délégations participantes aux jeux Olympiques étaient appelées à défiler, le lendemain, sur des péniches, sur le fleuve de la Seine qui traverse Paris, point d’orgue d’une cérémonie d’ouverture qui se voulait originale et différentes des cérémonies traditionnellement organisées dans les stades abritant les épreuves d’athlétisme, Yacine Arab, directeur des sports, est désigné chef d’équipe du groupe de sportifs et d’encadreurs devant participer au nom de l’Algérie.
Un honneur qui, en temps normal, ne se refuse pas. Pourtant, Yacine Arab refuse de le faire. Et pour cause : étant issu d’une famille révolutionnaire, fils d’un ancien condamné à mort durant la Guerre de libération, il était hors de question, pour lui, de défiler sur un fleuve où des compatriotes avaient été délibérément noyés. «Je ne pouvais pas m’imaginer défiler joyeusement, alors qu’il y avait peut-être, au fond de la Seine, des restes des victimes du 17 octobre 1961. Rien que d’y penser me révoltait», se souvient-il. Sensible à ce cas de conscience, Kheireddine Barbari, secrétaire-général du Comité olympique algérien (COA), réfléchit et trouve une idée pour exploiter le défilé à des fins mémorielles : jeter des fleurs dans la Seine, en tant que délégation officielle représentant l’Algérie, en hommage aux victimes. Yacine Arab, après avoir reçu l’accord de la hiérarchie, accepte de suite.
Dans la soirée, il discute avec Sid-Ali Zaâtar, vice-président du COA, qui présidait la délégation, et Youcef Tazir, responsable de la communication, du discours à prononcer en l’occasion. Ils se mettent d’accord sur un court message, avec des paroles, à la fois sobres et fortes, pour bien faire passer le message. Le lendemain, des fleurs roses rouges sont achetées dans la matinée. Au moment de quitter le village olympique pour se diriger vers la Seine, Arab les distribue aux sportifs et encadreurs algériens devant participer au défilé, non sans leur expliquer la symbolique du geste. «Croyez-moi, ils étaient tous, à la fois enthousiastes et émus», nous a-t-il assuré.
Dans un souci de rigueur, et pour que la symbolique soit entière et frappante, il demande à un accompagnateur d’utiliser le GPS sur son smartphone, pour l’avertir lorsque la péniche, dans laquelle se trouve la délégation algérienne, sera proche du pont Saint-Michel, pont duquel la plupart des Algériens avaient été jetés dans le fleuve.
Une fois passé sous le pont Saint-Michel, Yacine Arab prononce son message, filmé par l’un des accompagnateurs, Chawki Abdelhamid, qu’il conclue, d’une voix étranglée et le visage rougi par l’émotion, par «Tahia El Djazaïr !» (Vive l’Algérie !). «En prononçant ‘’Tahia El Djazaïr !’’, j’ai eu une pensée pour mon père, ancien condamné à mort. C’est monté des tripes.» En cette ère du numérique et des réseaux sociaux, l’hommage des sportifs algériens a vite fait de faire le tour du monde et, en particulier, le tour de la France.
Comme de bien entendu, des parties haineuses de l’Algérie et nostalgiques de l’Algérie française s’étaient indignées par ce qu’elles considéraient comme une provocation de la part d’Algériens en plein cœur de Paris. Un semblant d’agitation qui n’a pas eu d’incidence sur la délégation sportive algérienne. «Honnêtement, personne parmi les organisateurs ne nous a fait de reproche. Tout le monde a compris qu’il s’agissait juste d’un geste mémoriel», assure Yacine Arab. Quelques jours plus tard, un groupe de personnes était venu rencontrer la délégation algérienne, pour lui faire part du souhait du chef du parti La France Insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, de les rencontrer, mais le directeur des sports a décliné poliment l’invitation. «Nous étions là pour représenter honorablement l’Algérie sur le plan sportif et non pas pour faire de la politique.
Nous avons rendu hommage à nos martyrs et ça s’arrêtait là. Nous avons refusé que notre action fasse l’objet de récupération politique», explique M. Arab. Un exemple de patriotisme et de lucidité. Sans lui jeter des fleurs.
F. A.