
Dans Journal d’une jeune schizophrène, qui aurait très bien pu aussi être titré «Journal d’une jeune suicidée», Rabéa Douibi vient de créer un personnage extrêmement noir, quelquefois gris, en proie à l’angoisse, à la schizophrénie, à la folie, et semblant dire à travers ses divagations l’horreur du monde qui l’entoure ou plutôt l’assiège…
Ainsi, à travers son personnage principal Assia, l’auteure met en scène une figure féminine, sa propre fille Dounia, décédée un mois de juin 2019 des suites d’une overdose de neuroleptiques, et signe là une œuvre littéraire très accomplie d’une beauté ravageuse et ravagée, ode à «la petite fille chérie» disparue, dénuée de tout pathos, de toute complaisance, de toute facilité, où chaque phrase cingle la page comme un coup de fouet.
Le livre se présente alors sous la forme de quatre récits-témoignages et narrations successifs vécus par chacun des personnages du récit global, à savoir Assia, la mère de Dounia, dans un paragraphe intitulé «Le journal intime de ma fille» (p.9) ; le père, dans un paragraphe intitulé «Mea culpa du père» (p.43) ; Mme Diab, la psychiatre, dans un paragraphe intitulé «La psychiatre-Autopsie d’un acte de suicide» (p. 67), et enfin la jeune fille suicidée dans un paragraphe intitulée «Ma vie à moi» (p. 89). Le récit de Dounia, puisque c’est celui qui nous interpelle le plus, commente alors en permanence les sollicitations de sa mère Assia - médecin spécialiste - et de son père, avec force protestations, objections, sarcasmes, oscillant entre l’attaque et une tendresse qui n’exclut pas l’ironie, voire la férocité. Il contient plusieurs versions de ce qui va la mener inexorablement vers la mort, mais aussi les souvenirs de moments partagés, telle la pratique du tennis au club «Les palmiers» de Ben Aknoun, ou cette sortie un 14 mars 2019 à Chréa que Dounia qualifia de «paradis sur terre», sortie à la fois heureuse et grotesque.
On retrouve la manière très personnelle de Rabéa Douibi, aimant à faire dégénérer en scène de théâtre absurde un instant touchant, ou même tragique. Lorsque par exemple la famille retrouve le journal intime de Dounia, chaque personnage se trouve réduit à une marionnette recroquevillée sur ses obsessions : la bonne conscience humanitaire pour le camarade de fac Mourad, ou un garçon «ridiculement» nommé Samir pour le frère. Retour sur le récit de la mère quelques jours à peine après le suicide de sa fille : «Je ne pouvais ouvrir la chambre de Dounia depuis sa mort. C’est Aicha, ma bonne, qui a tenu à la nettoyer et à ranger toutes les petites choses qui restaient. Nous avions donné tous ses vêtements le jour de son enterrement comme de tradition. C’est en secouant le matelas qu’elle (Aicha, ndlr) a senti un objet dur à l’intérieur de la housse. Il s’agissait du journal intime de Dounia. Un beau carnet en cuir cadenassé ! La découverte fut un véritable choc pour moi. Je tenais les confidences de ma fille et caressait en pleurant les secrets qu’elle avait ensevelis avec elle. Je ne pouvais mettre fin aux sanglots qui secouaient mon corps chancelant (…)» (pp.9-10)
«L’écriture est peut-être inutile, mais en aucun cas vaine.»
La douleur prend alors le masque du «rire» grinçant, voire du délire surréel, et n’en jaillit que plus brutalement. L’auteure revisite avec un ton bien à elle la tradition de l’honneur, cette fierté d’appartenir à ces anciennes familles citadines aisées. Bref, ici «l’origine sociale est un étendard à brandir dans l’échelle des valeurs !», d’ailleurs raillée par une Dounia impitoyable.
Pour tout dire, «Journal d’une jeune schizophrène» s’inscrit dans les conventions d’un genre et les rejette tout à la fois : pour cause, la relation traumatisante entre Dounia et son cousin violeur Lahcène, alors qu’elle abordait à peine sa prime adolescence, forment deux lignes mélodiques qui s’interrompent, se heurtent et s’épousent au gré d’une réminiscence qui transcende la frontière entre la vie et l’au-delà, tout en affirmant à de multiples reprises qu’on ne peut pas, précisément, les transcender. Ou quelques années plus tard, lorsqu’elle était étudiante et préparait une thèse de doctorat, cette cicatrice indélébile - tirée de son journal intime - que laissa l’accueil réservé par son directeur de thèse à ses travaux : «C’est fou comme un directeur de thèse peut me déstabiliser. Il a été odieux et méprisant. Il aurait pu remettre en question mon travail sans me troubler au plus haut point. J’ai une peur bleue de ce bonhomme qui a décidé de m’anéantir. Je sais que ma maladie m’empêche de donner le meilleur de moi-même mais est-ce un raison pour m’humilier de la sorte ?» (p.169).
La force du récit de Rabéa Douibi tient dans ce paradoxe : l’auteure ne cesse de rappeler que nous nous trouvons au sein d’un dispositif purement abstrait, qu’aucun livre ne sauve de la mort, et que sa prose ne saurait ramener l‘enfant aimée du néant…Mais, ultime interrogation, que fait donc l’auteure à travers le personnage d’Assia, sinon tenter de préserver quelque chose de Dounia par la grâce du verbe ? La réussite du récit de Rabéa Douibi vient aussi de là : la dérision incessante et la distance affichée, loin d’anéantir l’hommage rendu à la jeune suicidée, lui donnent un extraordinaire éclat, car elles ne peuvent que s’incliner sous le coup d’une douleur et d’une émotion qu’elles épurent et magnifient dans le même temps. Bien plus qu’un «éboulis de phrases», la beauté déchirante de ces mêmes phrases réaffirme en effet que «l’écriture est peut-être inutile, mais en aucun cas vaine». Récit à lire sans trop tarder, car bourré d’enseignements sur la vie de tous les jours, même s’il arrive à cette vie, à travers des sorts inexorables, de s’interrompre quelquefois.
«Journal d’une jeune Schizophrène», récit de Rabéa Douibi, Editions Anep Alger - Janvier 2021, 173 pages.
Kamel Bouslama
Bio Express
Rabéa Douibi, née en 1957, est originaire de Bordj Bou-Arréridj. Titulaire d’une licence d’enseignement de langue française et d’une maîtrise en didactique, elle est auteure de plusieurs ouvrages. Elle vit aujourd’hui entre Tamanrasset et Alger.