
Paru en octobre 2023 aux éditions Barzakh, le roman De glace et de feu de Suzanne El Kenz explore les thèmes de la mémoire et de l’exil à travers l’histoire d’une femme qui semble avoir renoncé à son identité pour être comme tout le monde. Mais les choses sont un peu plus complexes car lorsque son corps la lâche, elle ne parvient plus à refouler ses souvenirs.
Allongée sur son lit d’hôpital en France, Mathilde Le Benn assiste impuissante à sa propre déchéance, attendant un hypothétique donneur compatible pour une greffe de la moelle osseuse. Son quotidien se résume aux consultations quotidiennes de ses médecins, des visites de ses proches et des quelques autorisations de sortie suivies de retours à l’hôpital en urgence.
Mathilde souffre. Elle est atteinte d’une « maladie tragique ». Son corps a fini par la lâcher, alors elle semble, dès les premières pages, s’être résignée à accepter son sort. Mais c’est loin d’être le cas. En fait, elle veut partir, fuir ce corps, cette chair qui commence à se décomposer ; partir loin, vers le lointain, « vers les glaciers, dans les glaciers ».
Par cette démarche, aux accents mystiques, Mathilde Le Benn se met à l’écart du monde tout en exprimant son désir de celui-ci. « J’essaierai encore de me convaincre que, même malade, dans le fond de mon lit, je resterai dans le mouvement. Dedans le courant. Et puis vous avouerai-je ? J’ai toujours cru que le monde était en moi. Non l’inverse », confesse, dès les premières pages, le personnage principal du troisième roman de Suzanne El Kenz.
Cependant, Mathilde peut-elle vraiment être au monde sans accepter une part importante de son identité qu’elle a gommée ? Peut-elle vraiment être elle-même avant d’avoir redonné vie et voix à Hind Ghalayeni, son double, cette autre qui est elle-même et à laquelle elle a renoncé pour se fondre dans la masse ? Enfin, peut-elle être en harmonie avec la femme qu’elle est devenue sans avoir fait la paix avec celle qu’elle a été avant le changement de son identité ?
Plongé dans un ouragan intérieur, un véritable chamboulement, un chaos ardent, elle commence à recevoir les visites d’un homme au prénom improbable de Lamour. Epris d’elle, il lui écrit des poèmes, lui offre des cadeaux et lui déclare sa flamme. Une fascination réciproque naît entre les deux personnages, mais Mathide/Hind ne peut pas réellement comprendre sa relation avec Lamour sans avoir fait le deuil de Hind ou la faire renaître.
Un dilemme dont elle n’en a pas réellement conscience puisque ses souvenirs la rattrapent. Ils surgissent, l’encerclent et la poussent à se souvenir, à se remémorer le « pays natal » qu’elle refuse de nommer « pays d’origine » ou « MON PAYS » parce que la blessure est trop grande.
En réalité, elle doit faire face à ce qu’elle nomme ses « trahisons multiples », et admettre (sans pour autant s’avouer vaincue) « un drame incompréhensible à celui qui ne l’a pas vécu », le changement d’identité n’étant que l’aboutissement d’un long processus de déni et de douleur refoulée : « Je suis morcelée comme l’a été mon pays natal », constate-t-elle.
Entre délire et lucidité, oscillant « constamment entre le blanc et le noir » dans un « purgatoire entre glaciers et nostalgie du passé », elle évoque la terre de ses ancêtres, ce « pays du thym et de l’huile d’olive », « pays des prophètes » et « terre natale dérobée », qu’on devine être la Palestine.
La Palestine est en effet partout présente sans qu’elle soit clairement nommée dans ce texte poignant ; elle habite totalement le personnage de Mathilde/Hind qui a perdu la foi jusqu’à ce qu’elle la retrouve, grâce notamment aux visites de Lamour qui, inconsciemment, l’aide dans son exploration de sa mémoire. Elle se confie à lui, se raconte, se confesse.
Personnage complexe et extrêmement sensible, Lamour vit lui aussi à l’écart du monde, et bien qu’il soit très bien personnifié, il semble parfois sorti tout droit de l’imagination de Mathilde/Hind dont la présence l’aide à surmonter sa peine et faire sa mue. Pour renouer avec elle-même. Pour une renaissance. Pour comprendre qu’elle ne peut être l’une ou l’autre. Qu’elle est l’une et l’autre. Et que sa terre continuera de l’habiter où qu’elle soit, malgré la douleur de l’exil et les déchirures.
Le vide auquel Mathilde aspirait au départ dans une fuite en avant, et qu’elle a cru voir se concrétiser auprès de Lamour, se remplit de couleurs, d’odeurs, de maisons, de personnes. C’est un univers qu’elle créé à partir de ses souvenirs et qui fera renaître Hind. Si la paix intérieure est certes impossible, elle est néanmoins édulcorée par ce retour à la vie avec une conscience de soi.
Par ailleurs, De glace et de feu est un roman où les narrateurs se relayent et les récits se superposent – comme les strates de la mémoire et le flux contradictoire et incontrôlé de la pensée – pour raconter le long et douloureux processus de la renaissance d’une femme. Suzanne El Kenz, née à Ghaza en Palestine, arbore une écriture poétique interrompue par des sursauts de lucidité, et propose un très beau texte d’une rare intensité.
Sara Kharfi
- De feu et de glace de Suzanne El Kenz, roman, 180 pages, éditions Barzakh, Alger, octobre 2023.