Dans cette atmosphère électrique, la salle Mustapha-Kateb du théâtre national Mahieddine-Bachtarzi vibrait, d’une intensité rare avec «Carnaval Romain», l’un des derniers-nés du Théâtre régional de Constantine, signé Mouni Boualem, qui a fait bien plus qu’attirer un public nombreux : il a ouvert un espace de vérité et d’émotion où le théâtre algérien se regarde dans le miroir de sa propre mémoire.
Mis en scène par la jeune et audacieuse Mouni Boualem, «Carnaval Romain» est une adaptation libre d’un texte du dramaturge hongrois Miklós Hubay. Mais sous l’apparente fidélité au texte classique, la metteuse en scène en extrait une sève contemporaine. Le spectateur n’assiste pas à un simple hommage : il est invité à une expérience sensorielle où les lumières cisèlent les silhouettes, où les silences prennent une densité presque sculpturale, où les corps disent ce que les mots taisent.
Au cœur de ce théâtre à vif, Margit. Autrefois comédienne emblématique, figure d’une génération marquée par le don total de soi à l’art, elle vit désormais recluse dans le sous-sol du théâtre qui l’a vue triompher. «Y a-t-il quelqu’un ici… qui se souvient de moi ? » s’interroge-t-elle dans un monologue déchirant qui résonne comme une prière adressée à toutes celles qui ont sacrifié leur voix et leur corps à l’art vivant. Margit n’est plus qu’un nom effacé, une ombre, une blessure à vif : elle incarne cette ligne de fracture où la gloire s’efface et où l’oubli guette. Sous l’apparence d’une intrigue classique ; un directeur de théâtre contraint d’engager cette actrice déchue pour une répétition expérimentale — la pièce déploie une fresque plus vaste : la montée et la chute, la quête de reconnaissance et l’angoisse de l’effacement.
Chaque dialogue, chaque geste, chaque tableau visuel interroge la célébrité, ses stéréotypes et ses écueils, mais aussi la société contemporaine, si prompte à célébrer l’éphémère au détriment du durable. Sur scène, Raja Houari, comédienne originaire d’Annaba, livre une Margit bouleversante de vérité et de dignité blessée. Dans ses silences comme dans ses éclats de voix, elle offre une prestation d’une force rare, à la fois charnelle et fragile. À ses côtés, Chaker Boulemdais, également assistant à la mise en scène, campe un directeur de théâtre tiraillé entre ses convictions artistiques et les contraintes d’un système culturel où les masques de la respectabilité dissimulent souvent des rapports de pouvoir. Ensemble, ils offrent une leçon d’art dramatique d’une intensité peu commune. La scénographie, confiée à Chahinaz Nagouache, vient prolonger cette tension. Tout en sobriété, elle transforme chaque espace en un tableau où se succèdent ombre et lumière, immobilité et éclat, comme si l’architecture même du plateau reflétait l’état intérieur des personnages.
Certaines scènes muettes, habitées par une gestuelle chorégraphiée, ressemblent à des toiles vivantes où le lyrisme brut remplace les mots. Dans cette relecture du texte de Hubay, Mouni Boualem signe une mise en scène qui refuse l’illustration facile. À l’issue de la représentation, elle confiait à la presse : «J’ai voulu extraire du texte classique une respiration contemporaine, capable de poser des questions existentielles sur l’art, l’identité et la mémoire. Mon ambition était de casser les cadres figés tout en restant fidèle à l’esprit du texte.» Pari tenu : son «Carnaval Romain» est un moment rare de lucidité et d’enchantement, où le théâtre algérien prouve sa capacité à dialoguer avec l’universel, tout en se réinventant. Dans la salle, un public composite; responsables culturels, artistes reconnus, cinéastes comme Sara Bartima, comédiens tels Merouane Guerouabi et Souhila Maâlem, a salué avec émotion la performance. Tous ont perçu que, derrière cette fiction, se jouait une plaidoirie pour la mémoire et la reconnaissance des artistes, en particulier des femmes, souvent marginalisées après avoir donné leur vie au théâtre. «Carnaval Romain» n’a donc rien d’une parade festive.
C’est un théâtre à vif, une fresque où le rire se mêle à la douleur et où les masques tombent, révélant les fractures d’un monde artistique en quête de sens. À travers le destin de Margit, la pièce porte la voix de celles et ceux que l’histoire culturelle tend à effacer. Et c’est Raja Houari, étoile d’Annaba, qui, par son interprétation bouleversante, en a été l’âme vive. Avec «Carnaval Romain», le Théâtre régional de Constantine signe un cri contre l’oubli et l’injustice, offrant à la scène algérienne une œuvre magistrale, à la fois intime et universelle, qui rappelle que, même dans les moments les plus sombres, la lumière de l’art peut encore percer les ombres du désespoir.
S. O.