
En jetant un coup d’œil sur la carte du monde, que voit-on juste au milieu ? Un vaste polygone d’une superficie de près de deux millions et demi de km², généreusement enfoncé dans le «bulbe» africain.
Avec une telle étendue, qui confine à la sous-continentalité et, de surcroît, des frontières qui, à travers l’importance de leur nombre, lui confèrent un contour octogonal, l’Algérie ne peut être qu’une terre de contrastes. Ses sites naturels, son patrimoine archéologique, culturel et linguistique font que c’est l’un de ces rares pays où la diversité géographique et environnementale est intimement liée à la profondeur de l’histoire, de la civilisation, de la culture.
Mais est-ce pour son bonheur, ou par pur hasard géographique, que l’Algérie ouvre si largement ses portes sur la Méditerranée — la mer du monde des anciens — et le Sahara, parcouru en tous sens depuis les âges les plus reculés ? Est-ce sa fortune — ou son infortune — de se trouver à l’extrême jonction des civilisations orientales, occidentales et africaines, et du même coup se présenter aujourd’hui comme ce singulier et incontournable carrefour des grandes voies de communications Est-Ouest et Nord-Sud ?
Peut-on lui envier d’avoir servi, des siècles durant, de transition entre des mondes si divers ? Le flux et reflux des envahisseurs qui firent tour à tour briller et sombrer les plus belles civilisations, cette instabilité parfois déroutante, cette unité-diversité fondée sur une inter-culturalité brillante, imposent certes de telles questions.
Peut-être faut-il se résoudre à rechercher dans les conditions géostratégiques l’explication de ces phénomènes ? Alors, comprendra-t-on peut-être la persistance, voire «l’entêtement» d’une civilisation nord-africaine poursuivant obstinément sa lente progression, attachée solidement à un sol berbère où défilèrent successivement — comme se succèdent des images projetées sur un écran — des peuples dont l’humanité a oublié l’histoire, puis des Phéniciens, des Grecs, des Romains, des Vandales et Wisigoths, des Orientaux hellénisés, des Orientaux islamisés, des Occidentaux hispanisés, des Turcs, des Français.
Un peuple constamment debout contre l’envahisseur
Questions de lointain passé, penserait-on. Et pourtant questionnement d’une telle proximité temporelle, d’une si brûlante actualité tant nous assistons aujourd’hui, sans même tenter d’y remédier vraiment, à un déni de soi identitaire «opéré» de façon inconsidérée à travers la négligence, voire l’abandon pur et simple de cet inestimable héritage historique, civilisationnel et culturel que nous ont légué toutes les civilisations qui se sont succédé sur notre sol : un héritage que bien d’autres peuples possèdent pour leur part, certes dans des proportions infiniment plus réduites, mais qui ne lésinent sur aucun moyen, n’économisent aucun effort pour en assurer la protection et la sauvegarde de tous les instants.
Une fois la souveraineté nationale recouvrée — de haute lutte, faut-il le rappeler — ne nous importait-il pas en premier lieu de «faire revivre plutôt ce qui est algérien, ce qui conduit ou reconduit au fait algérien, ce qui, dans nos traditions, a survécu par notre farouche résistance» ? L’historien Mustapha Lacheraf a d’ailleurs eu raison d’utiliser l’image d’un peuple tendu, constamment debout contre l’envahisseur, et nos traditions pour l’indépendance et la terre ont effectivement des racines qui remontent très loin dans les siècles.
Yugurtha n’est-il pas, à ce titre, le premier grand résistant à un impérialisme donné — ici l’impérialisme romain — que l’histoire de l’humanité ait connu ? N’est-ce pas lui qui, sous les ordres de Scipion Emilien dit l’Africain, avait été le «frère d’armes» de Marius lors de la campagne de Numance en Espagne ? Et n’est-ce pas lui qui, tout en connaissant parfaitement les règles conventionnelles de la guerre, a été l’inventeur de la technique de la guérilla, cette même technique reprise quelques siècles plus tard par l’ALN durant la guerre d’Indépendance et même par le FNL vietnamien dans sa lutte contre les envahisseurs français puis américain, et même par les Français eux-mêmes durant l’occupation allemande (Seconde Guerre mondiale 1939-1945) ? Dès lors, ne valait-il pas mieux parler d’idée-force, aux lieu et place d’un plan qui, se voulant précis, a péché par ses effets réducteurs ? Et la principale de ces idées n’était-elle pas qu’il fallait absolument faire revivre toute notre histoire, afin précisément que nos enfants sachent, en toute sérénité, qui ils sont aujourd’hui, d’où ils viennent, où ils vont ? D’où cet autre questionnement qui, bien évidemment, tombe sous le sens : comment ne pas s’être rendu compte que, nulle part ailleurs au niveau des méthodes et contenus d’enseignement, ne transparaît, ne serait-ce qu’en filigrane, le processus censé fondé l’apprentissage de l’algérianité à nos enfants ?
N’est-il pas inconcevable, si magnifiées que soient les traditions et valeurs arabo-islamiques qui s’y rattachent, que l’on n’ouvrît pas si largement les écluses aux informations, aux connaissances et aux impulsions que charrie notre époque autour de la position nodale que représente notre pays dans le Bassin méditerranéen et son africanité, qui forment de façon axiomatique le substrat identitaire de l’algérianité, caractère emblématique de notre population ?
N’est-il pas inconcevable, pour un pays qui, de par sa configuration géographique octogonale — huit frontières de plus de 7000 km, ce qui le condamne aux ouvertures — que l’on fermât les portes aux connaissances et impulsions que charrie notre époque autour de cette position géographique privilégiée qu’est celle de l’Algérie ?
Aucun enseignement ne peut être vraiment déraciné, dépouillé des valeurs sur lequel il est censé être fondé. Or, face à ces valeurs-là, faites d’algérianité authentique, on a souvent opposé d’autres valeurs qui, parce qu’elles ont été idéologisées jusqu’à l’overdose, ont fréquemment été en désaccord, pour ne pas dire en contradiction flagrante, avec la spécificité algérienne bien comprise, même si celle-ci a parfois suggéré des mesures plutôt conservatoires ou restrictives, et qu’il ne s’agissait jamais que de contenir l’élan vers la modernité, non de le briser irréparablement.
De fait, une communication diffusée au cours du premier Festival panafricain d’Alger, en 1969, se terminait par ces mots qui sonnent encore comme une réponse idoine à toutes les questions jusque-là informulées, ou demeurées pendantes : «Les Algériens devront trouver un langage propre à leur public et conforme à la métamorphose incessante de leur être et de leur société». Réponse idoine, disions-nous... C’était en 1969. Autrement dit il y a de cela un demi-siècle environ.
C’est dire, en définitive, toute l’ambiguïté des faux problèmes sciemment entretenus à ce jour et à dessein par de nombreux faux dévots, hélas de plus en plus nombreux. Ambigüité qui, de triste évidence, n’est toujours pas levée, pour le grand désarroi de la société algérienne d’aujourd’hui.
Kamel B.