Tramor Quemeneur, membre de la commission "Histoire et mémoire" : "La question des archives est à l’ordre du jour"

Ph. A. Asselah
Ph. A. Asselah

Interview réalisée par : Kader Bentounes

La commission mixte algéro-française «Histoire et Mémoire» a tenu, fin avril, sa première réunion par visioconférence, durant laquelle la partie algérienne a présenté une feuille de route conformément aux principes fondamentaux énoncés dans la «Déclaration d’Alger» signée entre le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, et son homologue français, Emmanuel Macron, ainsi que dans la déclaration du Comité intergouvernemental de Haut niveau (CIHN), tenu à Alger les 9 et 10 octobre 2022. Durant cette rencontre, «les deux parties ont convenu du traitement de toutes les questions relatives à la période coloniale, à la résistance et à la glorieuse guerre de Libération». Les deux parties ont, également, convenu de «poursuivre la concertation et les contacts, pour la mise en place d’un programme d’action futur, et de fixer les prochaines réunions de la commission mixte. Docteur en histoire, auteur de plusieurs ouvrages traitant de l’histoire de l’Algérie contemporaine, Tramor Quemeneur fait partie de la commission mixte algéro-française «Histoire et mémoire». Il revient, dans cette interview exclusive accordée à El Moudjahid, sur la feuille de route établie lors de la première réunion de la commission, tenue en visioconférence le mois dernier, où il a été convenu de disséquer toute la période coloniale de 132 ans. Il évoque également différentes questions relatives à la mémoire, à la restitution des archives, ainsi qu’à l’amitié algéro-française.

El Moudjahid : Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à vous spécialiser dans l’histoire de l’Algérie contemporaine ?

Tramor Quemeneur : Je n’ai pas de lien particulier avec l’Algérie. C’était plutôt une réflexion autour du refus de la guerre et de la violence, qui était présente aussi. C’était aussi pendant la décennie noire, et en fin de compte, je me suis aperçu que je connaissais très peu l’histoire de l’Algérie, puisqu’au cours de cette décennie, il a été question de la guerre d’indépendance et des violences qui resurgissaient et qui dataient de cette période-là. J’ai commencé à lire un livre de Benjamin Stora et je me suis rendu compte qu’il y avait des personnes du côté français qui avaient refusé de participer à cette guerre. Dans son livre, sur une note de bas de page, il disait qu’il y en avait entre 500 et 600 et je me suis demandé qui étaient ces personnes.
Je suis parti ensuite sur dix ans de recherche, ça m’a amené à faire une thèse de 1.500 pages. Au bout du compte, je me suis rendu compte qu’il y avait entre 10.000 et 15.000 Français qui ont refusé de prendre part à cette guerre. Ça montrait aussi que la guerre d’Algérie ne s’était pas « aussi bien passée» dans la société française qu’on avait bien voulu le dire.
Un symbole d’une population française qui a été contre la guerre, qui a essayé de lutter, d’une manière ou d’une autre contre la guerre. Après ma thèse, j’ai été pris par l’Algérie quelque part et j’ai continué à travailler sur le sujet, j’ai publié un livre et puis un deuxième, et au fur et à mesure, je me suis intéressé à toute l’histoire de l’Algérie. Je suis remonté à la période coloniale, je me suis intéressé à la mémoire dans la société contemporaine, j’ai creusé sur différents sujets et je pense que je ne suis pas prêt d’arrêter.

Vous êtes membre de la commission mixte algéro-française Histoire et Mémoire. Dans quel état d’esprit s’est déroulée la première réunion et quels étaient les principaux chantiers abordés ?

La première réunion a eu lieu à la fin avril en visioconférence. Un moment fort et solennel. De part et d’autres on avait un peu d’appréhension, car on se demandait comment ça allait se passer et puis voir des personnes en réalité ce n’est pas la même chose qu’une rencontre via un écran.
La réunion a été très chaleureuse et elle s’est très bien déroulée, je remercie les membres de la commission algérienne. Une réunion constructive et l’envie de travailler s’est dégagée, envie d’avoir des résultats de part et d’autres, ça augure du meilleur.
On s’est entendu sur tous les sujets, ça a permis de poser les bases de réfléchir dans un premier temps sur comment on allait travailler et dans quel sens on allait s’orienter. On s’est mis d’accord sur le fait d’aborder toutes les questions sur la longue période et c’était ce qui nous importait à tous. On ne peut pas comprendre la dimension coloniale et de la guerre d’indépendance si on ne revient pas sur la longue durée.

La remise de la cartographie des essais nucléaires au Sahara et le plan des mines antipersonnel figurent-ils dans les programmes de la commission ?

Je crois qu’on est parti pour un travail qui n’est pas là pour occulter des pans. Le travail de la commission mixte est d’aborder tous les sujets. Il faut simplement aussi avoir le temps de travailler. Donnons-nous le temps, pas pour remettre à un temps lointain des résultats, mais parce qu’il faut produire beaucoup de résultats sur tous les aspects.

Les idées de l’extrême droite concernant l’histoire de l’Algérie sont-elles un obstacle pour une véritable réconciliation entre les deux peuples ?

Je pense que de part et d’autre, il y a des obstacles qui se posent et d’ailleurs ce n’est pas simplement d’un bord politique donné. Des deux bords politiques, il y a des personnes qui cherchent à entraver la politique de réconciliation. Il y a des obstacles qui sont présents et il faut prêter attention à ça. Nous avons une marge de manœuvre qui est étroite mais qui est nécessaire. Il faut aller dans ce sens là, car si nous n’y allions pas maintenant, nous pourrions avoir plus tard de plus grands obstacles, ce qui nous empêcheront d’aller dans un sens de travail en commun, de reconnaissance des faits. Il faut essayer de tracer notre chemin en faisant garde à tous les obstacles qui peuvent se poser sur notre route, mais le chemin est long et il va falloir y aller.

Pourquoi la France hésite encore à reconnaître officiellement les crimes commis durant la période coloniale de 132 ans en Algérie, se contentant plutôt d’une reconnaissance individuelle, comme ce fut le cas avec Ali Boumendjel ou encore récemment Maurice Audin ?

Dans le cas d’Ali Boumendjel et de Maurice Audin, il s’agit de prendre des cas emblématiques et de poser en fait des cas qui sont représentatifs, qui sont de majeurs emblèmes et qui permettent de poser des questions lourdes concernant concerné beaucoup plus de monde. Reconnaître ces éléments-là permet de mettre la lumière sur des cas beaucoup plus nombreux.
Le travail de la commission va consister à cela, cela permettait de poser des jalons forts pour le départ. Il a souvent été dit et répété par Benjamin Stora, je l’ai dit aussi, que c’était une politique des «petits pas», qui sont nécessaires, car à chaque fois qu’on en a voulu aller dans un sens de reconnaissance trop forte ou d’avancées trop importantes, finalement, ça n’aboutit à rien.
Les grandes volontés peuvent déboucher sur aucun résultat. Prêtons vraiment attention à ça, posons des jalons et avançons pas à pas, c’est le meilleur moyen d’y parvenir réellement. Quand on regarde différentes autres reconnaissances dans le monde entier qui ont pu être faites, de grands discours peuvent satisfaire sur le moment, mais au bout du compte, ça n’avance en rien. Mieux vaut des éléments concrets et tangibles, des avancées qui permettent d’aller dans ce sens là, comme travailler sur la question des disparitions, la restitution des crânes...

Alger réclame la restitution totale des archives prises durant l’occupation française, Paris refuse encore de répondre à cette demande. Peut-on être optimiste à l’égard des travaux de la commission pour y parvenir ?

La question de la restitution des archives est très importante. Elle est à l’ordre du jour de la commission, et je pense qu’on aura des éléments de réponses à apporter la-dessus et puis il s’agit aussi de quelles archives il est question. Celles prises effectivement dans certains cadres au moment de la conquête, bien entendu qu’elles doivent être restituées et je vous réponds de manière personnelle et non pas en tant que membre de la commission. Mais des archives produites par exemple par le maréchal Bugeaud, on peut difficilement penser qu’elles appartiennent à l’Algérie car c’était un représentant de l’Etat français ou encore les archives du général de Gaulle, par contre je pense qu’il est important d’aller dans le sens du partage des archives et des connaissances. Je pense qu’on aura des réponses à apporter à cette question-là au cours des prochains temps. Ce ne sont pas des éléments officiels de réponses que je vous livre, mais plutôt des éléments qui sont des questions posées en tant que telles.

Soixante ans après la proclamation d’indépendance, deux générations se sont écoulées et les tentatives de rapprochement mémoriel ont été souvent entravées. Pensez-vous qu’il est temps de tourner la page et de consolider l’amitié algéro-française ?

Il faut prendre en compte cette longue histoire fondamentale. Faisons en sorte que ce passé soit présent et n’en faisons pas un objet de rumination, de revenir tout le temps sur les mêmes sujets, puisque finalement, quelque part, ça n’avance en rien. Il faut aussi reconnaître les faits pour pouvoir avancer, travailler ensemble sur cette histoire qui permet d’avancer dans le sens de l’amitié franco-algérienne. Nous avons une longue histoire en commun qui dépasse la période coloniale.
Les rapports entre l’Algérie et la France ont été fluctuants, parfois tumultueux et durs comme celles de la colonisation, mais il y a aussi des périodes comme la paix de 100 ans qui datait de François 1er et de Soliman le Magnifique, et qui faisait parfois que les relations étaient meilleures entre l’Algérie et la France qu’entre la France est ses voisins européens. On peut faire en sorte d’aller dans un sens de rapprochement de plus en plus fort entre les deux pays. On le voit bien aujourd’hui car nos peuples sont unis et il est donc important de dépasser les contentieux historiques pour aller vers un avenir plus radieux, j’y travaille depuis longtemps et je l’espère de toutes mes forces et on essayera d’aller dans ce sens-la.

K. B.

 

 

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