
Par Ahmed Halli
En 2015, le Président Sissi avait inauguré, avec drapeaux et oriflammes, le nouveau canal de Suez, l'un des grands chantiers de ses mandats, après des travaux d'extension de ses capacités. Il s'agissait d'augmenter la largeur et la profondeur de la voie d'eau artificielle reliant la Méditerranée à la mer Rouge, et ouverte en 1869 (1) en terre d'Égypte, mais si loin de son peuple. Dans la nuit du mardi au mercredi 24 mars 2021, l'imprévu est arrivé : un porte-container géant, long de 400 mètres, s'est mis en travers, sous l'effet d'un coup de vent, et a bloqué la navigation. Jeudi 25 mars, deuxième jour du blocage du canal de Suez, le prix baril de pétrole avait déjà augmenté de 5%, et depuis, le brent de la mer du Nord a franchi la barre des 100 dollars. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, selon le vieux et cynique adage, l'augmentation du prix du pétrole peut profiter, un temps, aux pays producteurs, mais n'arrange pas l'Égypte. Le canal de Suez représente, en effet, la deuxième source de devises (4,75 milliards de dollars en 2020) après un secteur touristique qui bat de l'aile en raison des menaces du terrorisme. Ce n'est pas seulement l'Égypte, toutefois, qui pâtit de cet arrêt du passage des bateaux par le canal de Suez qui a permis aux puissances européennes d'ouvrir une nouvelle voie maritime vers l'Asie.
Mais si, pour les Occidentaux, la réalisation du canal a constitué, à l'époque, une prouesse technique, les Égyptiens ont un autre regard, et ils ne se contentent pas de suivre de loin les bateaux. L'Égypte, ce n'est pas seulement un don du Nil, c'est aussi d'autres pages d'histoire que ne montrent pas les Pyramides, mais qui ont été écrites entre Port-Saïd, et Suez, villes que relie ce canal. Lorsque le 26 juillet 1956, Nasser annonce la nationalisation du canal de Suez devant une foule immense rassemblée à Alexandrie, il offre aussi une revanche posthume aux victimes du canal. Car, sur la décennie 1859-1869, durée de creusement du canal, des dizaines de milliers de fellahs égyptiens, mal nourris, et surtout surexploités, sont morts tout au long du chantier. Officiellement, ils n'étaient pas esclaves, mais ils étaient asservis selon le système de la corvée (2), instauré par les Ottomans, et qui imposait le travail gratuit aux fellahs égyptiens. C'est ainsi que des centaines de milliers de paysans corvéables ont été contraints de creuser à la pioche et à la pelle sur près de 200 km, pendant dix ans, sans émouvoir l'Europe. A la décharge de l'Angleterre, son gouvernement avait protesté, mais pas trop, face au recours à la corvée, ce qui ne l'empêchera pas de prendre part à l'agression tripartite contre l'Égypte (3).
Le canal s'est encore illustré le 6 octobre 1973 quand des fantassins égyptiens ont franchi la ligne de fortifications Bar-Lev, édifiées par l'armée israélienne sur la rive est du canal, après 1967. Sous le commandement de Sadeddine Chazli, un grand tacticien, l'armée égyptienne reprit pied sur le Sinaï occupé depuis juin 1967, et se prépara pour l'ultime offensive dans le Sinaï. Mais le Président décida d'une autre issue pour la bataille et pour la guerre, contre les avis du général Chazli, et en particulier sur la possibilité d'annihiler la faille du déversoir, et la tête de pont que les Israéliens avaient installée sur la rive ouest du canal. Ayant fait de la guerre inachevée d'octobre sa victoire, Sadate en a occulté les mérites de Sadeddine Chazli, qui ne fut même pas associé à l'hommage officiel rendu aux héros d'octobre. Mais le canal de Suez et la rive est du Sinaï ont une bonne mémoire.
A. H.
1) Le canal a été inauguré le 17 novembre 1869 par l'empereur Napoléon III et l'impératrice, en présence de l'empereur d'Autriche François-Joseph. On dit que l'Émir Abdelkader faisait aussi partie des invités en reconnaissance par l'Europe du sauvetage de centaines de chrétiens menacés d'être massacrés.
2) Le système de la corvée a été généralisé par la colonisation française, si bien que le mot est entré dans le vocabulaire algérien, devenant «korfi», et signifiant à la fois les épreuves et les malheurs.
3) La France, prétextant le soutien de l'Égypte, l'Angleterre et Israël avaient signé une semaine plus tôt les «Protocoles de Sèvres», du nom de la banlieue parisienne, arrêtant les modalités de l'attaque contre l'Égypte. Déclenchée le 29 octobre 1956, l'agression tripartite a été stoppée par une injonction conjointe des États-Unis et de l'URSS, qui ne tenaient pas à se laisser entraîner dans le conflit.