Regards : L’ère de l’impérialisme informatique

Par Ahmed Halli

On connait tous le fameux message comminatoire d'une kasma de l'ex-parti unique enjoignant à l'impérialisme américain de se retirer du Vietnam, et comment la menace a finalement payé. Mais, bien qu'il ait fini par évacuer le Vietnam, l'impérialisme américain n'a toujours pas relâché sa prise, ou ses prises, puisque l'Oncle Sam a continué à maintenir plusieurs fers au feu. Et c'est le cas de le dire, puisque les guérillas, et les contre-guérillas ont rallumé leurs brasiers en Amérique latine, chasse gardée des Américains, où la graine de la révolution avait été semée. Dans l'euphorie des premières années de l'indépendance, Castro et Guevara avaient supplanté l'Amérique des Kennedy, bien qu'elle ait soutenu notre guerre de Libération, mais c'était avant. On était à peine sorti des griffes du colonialisme qu'il nous fallait déjà affronter les serres de l'impérialisme, et cet impérialisme avait une identité, l'Américaine, et un ennemi les peuples du Tiers-monde. C'était la belle époque d'une jeunesse «dopée» au romantisme révolutionnaire, après s'être nourrie d'une histoire qui ne figurait pas aux programmes de «Nos ancêtres les Gaulois». Qui mieux que Lénine pouvait nous mettre en garde contre «L'impérialisme, stade suprême du capitalisme», lui qui a été l'un des pères fondateurs de l'URSS, soutien de notre révolution.
Il est vrai que c'était aussi le temps des désillusions : celle d'un John Steinbeck, l'auteur du roman Les Raisins de la colère, se rendant au Vietnam pour soutenir l'armée d'invasion US. L'impérialisme américain suscitait encore plus de vocations hostiles, et guerrières, en se posant en allié du sionisme, au point qu'un confrère a jugé bon de le qualifier, pour mieux le noircir. Quand il parlait, en persiflant le plus souvent, de l'impérialisme, il n'oubliait jamais de lui accoler l'épithète «ourdi», censé résumer selon son entendement, ce qu'il y a de plus vil sur terre. Dans son lexique personnel, «ourdi» n'était qu'un adjectif injurieux, et «l'impérialisme ourdi» qu'il dégainait à tout bout de champ avait même inspiré l'un de nos caricaturistes.
C'était le bon temps des slogans unanimistes «A bas l'impérialisme !», ou «A bas l'impérialisme, et le sionisme», indissociables, et mieux encore l'inénarrable «Yankee go home !». Ce qui n'empêchait pas certains d'entre nous de s'inscrire à la loterie annuelle, pour l'obtention de la «Green Card», et la conquête du Far-West, avec Burt Lancaster, et Kirk Douglas. Avec le temps, et la sagesse aidant, on a appris aussi à relativiser, à ne plus apprécier Steinbeck pour ce qu'il a fait, mais pour ce qu'il a écrit, et à le remercier pour l'autre rêve américain.
Mais, avec le temps, si l'impérialisme n'a plus conquis, ou maintenu son emprise sur des territoires, il a resserré davantage sa prise sur les ressources matérielles, et scientifiques, du monde. L'information est quasiment passée inaperçue chez nous, mais elle vaut son pensant de téraoctets, puisque s'attaquant pour la première fois au sujet de l'hébergement de données aux États-Unis. En juillet dernier, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a annulé un accord, le Privacy Shield réglementant les échanges de données personnelles entre l'Europe et les U.S.A. La décision de la cour remettait en cause le traitement de données des citoyens européens par des entreprises américaines, et en premier lieu les informations de santé en lien avec la Covid 19. En France, des syndicats et des associations ont utilisé l'arrêt de la Cour européenne pour saisir le Conseil d'État contre une plateforme de données médicales hébergée par Microsoft. En dépit de l'avis du Conseil d'État favorable à Microsoft, le gouvernement français a publié en octobre dernier, un arrêté interdisant le transfert de données de santé hors d'Europe. Et voilà que le Conseil d'État est à nouveau saisi cette semaine par des syndicats de médecins à propos de la plateforme franco-allemande de gestion des rendez-vous médicaux, Doctolib. C'est l'une des trois plateformes, partenaires du gouvernement français pour les rendez-vous de vaccination, mais il se trouve que Doctolib est aussi hébergée par l'Américaine Amazon. Quelle sera la décision du Conseil d'État, sachant que le géant américain de la vente en ligne, Amazon, est l'un des grands bénéficiaires des mesures de confinement imposées aux autres commerçants ?
A. H.

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