Regards : L’école de Mme Luce, rue des Abderrames

Par Ahmed Halli

Eugénie Luce est arrivée en Algérie dans les bagages de l'armée française, si on peut dire, puisque dès 1835, elle pose le pied à Alger, après avoir abandonné mari, et enfants, en France. C'est ce que nous apprend l'auteure américaine, Rebecca Rogers, qui a consacré un ouvrage (1) à celle qui a inauguré la première «école arabe» à Alger, en 1847, dix ans après son arrivée à Alger. Cette école était destinée à accueillir les petites filles musulmanes de la ville, et à leur apprendre le français, avec en supplément l'enseignement des métiers des aiguilles et de la broderie. Qu'elle l'ait portée en elle depuis toujours, ou qu'elle soit née, et a grandi au contact des militaires et autres administrateurs civils de la capitale, l'idée de Mme Luce collait au projet colonialiste. Comm elle l'a expliqué, et de façon assez convaincante, aux décideurs de l'époque, son école devait aussi faire progresser la colonisation et la «mission civilisatrice» de la France. Or, comme l'explique Yvonne Turin (2), l'école était le premier terrain d'opération du projet assimilationniste, mais ce projet se heurtait à une farouche résistance chez les Algériens. Mais pour l'historienne, il y avait autant de réticences côté français à ce type d'école, et si Eugénie Luce a réussi à le faire passer, elle le doit aussi au soutien des Saint-Simoniens.
On sait, d'après ces deux auteurs, que l'institutrice fréquentait assidument les officiers et administrateurs, adeptes de Saint-Simon, même si elle n'a pas rencontré Prosper Enfantin (3. Toujours est-il que dès 1845, elle obtient par édit impérial une subvention annuelle pour son école qu'elle venait d'ouvrir, en plein cœur de la Casbah, dans l'historique rue des Abderrames (4). Cette nouvelle rentrée d'argent va permettre à Eugénie de recruter de nouvelles élèves, moins aisées, même si en habile gestionnaire, elle avait su commercialiser la production de son ouvroir. « Le système fonctionnait assez bien. 150 bambins fournissaient à l'institution la prime mensuelle. 25 autres enfants étaient constitués en une sorte d'ouvroir dont les produits servaient, en principe, à l'entretien des apprenties, mais dont les prix de vente n'étaient enregistrés nulle part, si bien qu'il était impossible d'en connaître le profit», ironise Yvonne Turin. Mais ce qui est encore plus remarquable, c'est qu'au fil des années, son école va servir de vivier à d'autres écoles identiques qui vont s'ouvrir encore à Constantine, puis à Oran. Mais le succès de l'école proprement dite n'allait pas durer très longtemps, et qu'il y ait eu un fond de vrai ou pas, des rumeurs ont couru sur les mœurs de la directrice et sur les élèves, «de futures concubines pour les nouveaux colons».
En 1858, le recteur Delacroix, dont le nom a été donné plus tard à un lycée d'Alger, décidait de faire inspecter l'école de Mme Luce, et son rapport est édifiant sur son mépris : «Quel intérêt, dit-il, avons-nous à ce que quelques Mauresques parlent et écrivent correctement le français? Une fois rentrées dans la maison du père ou du mari, pense-t-on qu'elles continueront à parler notre langue ?». L'une des inspectrices, Mme Zoepffel - c'est son patronyme - renchérit sur le même registre : «Ne serait-il pas plus utile à des femmes arabes d'exercer leur mémoire à apprendre les dogmes du Coran plutôt que la grammaire française, l'histoire, ou la géographie ? Qu'importe à des femmes appelées à passer toute leur vie dans l'intérieur de leurs maisons de savoir si le monde est divisé en plusieurs continents, de pouvoir dire ce que c'est qu'une mer, un lac, un golfe ?» Édifiant ! Mme Luce fit appel à la troupe, en la personne de la Générale Randon, épouse de l'officier du même nom, ce qui lui permit d'obtenir un répit, de courte durée, puisque l'école ferma en 1861. La partie ouvroir fut évidemment maintenue, puisqu'elle ne prêtait pas à polémique, et encore moins à équivoque, la couture et la broderie étant moins suspectes de pensées suborneuses. Les objets de l'ouvroir furent même envoyés, en 1893, à l'Exposition universelle de Chicago.
A. H.

(1) Rebecca Rogers enseigne à l'Université Paris-Descartes. Le titre de son ouvrage en anglais est : Madame Luce in Nineteenth-Century Algeria, Stanford, Stanford University Press, 2013
(2) Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, écoles, médecines, religions, 1830-1880.
(3) Prosper Enfantin, "»prophète» de l'église scientifique des Saints-Simoniens, polytechnicien, séjourna à Alger de 1839 à 1840, en tant qu'expert des ponts et chaussées.
(4) Le 8 octobre 1957, les soldats français dynamitaient un immeuble du 5, rue des Abderrames, où s'étaient réfugiés Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Petit Omar (13 ans) et Mahmoud Bouhamidi. C'est dans cette rue que Mme Luce avait ouvert sa première école, transférée plus tard rue de Toulon, puis rue Marengo.

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