Regards : Georges Arnaud, pour oublier Henri Girard

Par Ahmed Halli

Il a accédé à la notoriété sans l'avoir cherchée, il est devenu riche deux fois, et il s'est ruiné d'autant. Ceux qui marchaient sur deux pattes dans les années soixante, à Alger, l'ont peut être croisé, sans lui accorder plus d'intérêt, tellement il ne se ressemblait pas. A lire le portrait sans complaisance, voire impitoyable, que dresse de lui un auteur à succès (1) dans le genre fait divers, et mystères jamais résolus, on le prendrait pour Landru. Ce dernier aurait pu être son grand-père, puisqu'il n'avait que quatre ans quand le féminicide mondain avait été décapité le 25 février 1922, après avoir été condamné à mort. Cet écrivain à charge (2) se nomme donc Philippe Jaenada, comme indiqué en renvoi, et je ne vous suggère rien en vous disant qu'il est de père et mère, nés respectivement à Alger, et à Oran. Étant né lui-même en France, en 1964, et donc après l'indépendance de l'Algérie, l'écrivain qui espérait au plus un prix littéraire n'a donc aucune raison d'en vouloir à Georges Arnaud. Mais alors, pourquoi cet acharnement à le présenter sous son plus mauvais jour, pour ensuite suggérer un autre suspect (3) au triple crime, dont l'écrivain a été, un moment, accusé ? Georges Arnaud, pour nous Algériens, c'est l'auteur du singulier roman Le Salaire de la peur, devenu l'un des chefs-d'œuvre du cinéma, et faisant aussi du livre un best-seller mondial. Arnaud pour les Algériens, c'est l'écrivain déjà célèbre, qui a été empêché de se battre contre l'envahisseur allemand, mais qui a eu en horreur le régime de Vichy, instauré par Pétain. Se souvenant des horreurs du nazisme, il a cosigné en 1957, avec Me Jacques Vergès, un livre-manifeste contre la guerre, Pour Djamila Bouhired, qui dénonce la torture subie par la militante. Georges Arnaud récidivera en avril 1960, en étant, avec Paul-Marie de La Gorce, l'un des deux seuls journalistes français à assister à une conférence de presse clandestine de Francis Jeanson, le créateur des réseaux de soutien au FLN. Mais, il est le seul à avoir signé le compte-rendu, que seul le journal Paris-Presse (3) va publier. Francis Jeanson affirme que le réseau des porteurs de valises n'a jamais été démantelé. Pour montrer que malgré les arrestations, et son passage dans la clandestinité, il donne même des chiffres sur les effectifs, et les activités de son réseau, qu'Arnaud restitue fidèlement. La mesure est comble pour les autorités qui font arrêter le journaliste, et le défèrent au tribunal militaire pour refus de dénonciation: il refuse de dire où, et avec qui a eu lieu la conférence de Jeanson. Mieux, il va même jusqu'à solliciter l'insigne honneur d'être emprisonné avec des militants algériens, ce qui lui fournira d'autres arguments pour son procès, qui deviendra celui de la guerre. Arnaud y fait entendre trois militants du FLN emprisonnés, Ahmed Hadj-Ali, Moussa Kebaïli, et Bachir Boumaza, même si ces deux derniers sont expulsés du tribunal, la messe est dite. À l'instar des témoins prestigieux, comme Joseph Kessel, et Jean Paul Sartre, qui ont défilé à la barre, ils ont fait passer le message: "Il est vital qu'il y ait des Arnaud pour empêcher d'insulter l'avenir, et d'accomplir l'irréparable." Condamné à deux ans de prison avec sursis, Georges Arnaud publiera par la suite un récit savoureux de ces journées dans un livre Mon procès, qui attend toujours d'être rejoué. C'est tout naturellement que l'écrivain se retrouve à Alger, en 1962, et qu'il participe à la création du Centre national du cinéma (CNC), et de l'hebdomadaire Révolution africaine. Dans ce magazine, il retrouvera son ami Siné, ainsi que notre illustre aîné, Abdelkader Safir, qui dira de lui: "Ce phénomène d'intelligence, de cœur et d'esprit, semblait savoir tout faire." Durant ces années fantastiques, où il s'est abstenu de prendre part aux querelles internes, ou de donner des leçons. Quant à son vrai patronyme, Henri Girard, il reste lié à un drame épouvantable qu'il a vécu avec la mort de son père, assassiné ainsi que sa gouvernante, et une domestique, le 25 septembre 1941. Le crime a eu lieu de nuit, sous l'occupation nazie, au château familial d'Escoire, près de Périgueux, et c'est le fils unique, Henri, qui a été arrêté, et accusé du crime. Il a été finalement innocenté, mais les vrais assassins n'ont jamais été retrouvés. Sans doute est-ce à cause de cette histoire qu'il a choisi le prénom de son père, Georges, et le nom de jeune fille de sa mère, Arnaud, comme auteur. Mais c'est Georges Arnaud que la postérité retiendra, après sa mort à Barcelone, le 4 mars 1987.
A. H.

(1) Philippe Jaenada - La Serpe, qui a obtenu le Prix Fémina 2017
(2) Par opposition à l'autre écrivain, Roger Martin - Georges Arnaud-Vie d'un rebelle.
(3) L'avocat a désigné le gardien du château, à qui appartenait la serpe, arme du crime suspect.
Un journal qui était hostile au combat des Algériens, mais un scoop ça ne se refuse pas.  

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