
Par Ahmed Halli
L'école primaire qui m'a durablement marqué était étrangement insérée entre deux rues, l'une dédiée à Jules Ferry, et l'autre à Léon Roches, à la limite de Bab-El-Oued, et d'Oued-Koreiche. Pour ceux qui ne le savent pas, Jules Ferry est considéré comme le père de l'école républicaine, et laïque, obligatoire et gratuite pour tous les Français, ce que nous n'étions pas. Pour les Algériens de ma génération qui ont été admis dans son école, plus souvent par calcul, Jules Ferry se révélera, plus tard, comme un raciste, et un ardent défenseur de la colonisation. Pour lui, la France avait "le devoir de civiliser les races inférieures", ce à quoi Clémenceau avait opposé cette réplique superbe : "Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt
dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand". Tout comme la rencontre de Clémenceau, fougueux anticolonialiste, avant l'heure, c'est aussi bien plus tard que nous avons découvert un Léon Roches, qui n'était pas raciste, apparemment. Conclusion un peu hâtive, et tirée du simple constat qu'il avait fait l'effort d'apprendre l'arabe, même s'il était arrivé dans les bagages de l'armée française, en sa qualité d'interprète. Pour ses harangues, et ses discours colonialistes, même s'il n'avait pas la verve d'un Victor Hugo, un autre apôtre de la colonisation, mais en plus talentueux, Jules Ferry avait obtenu la rue d'en haut. Léon Roches a eu droit à la rue, située en contrebas, moins en vue, mais l'école portait aussi son nom, et on y apprenait que l'Emir Abdelkader, était "un ami de la France", et là méfiance ! On a écrit aussi de Léon Roches qu'il était "un ami" de l'Emir Abdelkader, alors qu'il l'a quitté sans hésiter, pour rejoindre le sinistre Bugeaud, comme on regagne sa base, en fin de mission. D'où la théorie, plus crédible, selon laquelle Léon Roches n'a été qu'un simple espion, "placé" auprès de l'Emir pour devenir son confident, et son homme de confiance, et renseigner sur ses déplacements. S'il était un espion, il joua son rôle jusqu'au bout, et à la perfection, et il continua à se prévaloir de son amitié avec l'Émir, et de son amour pour l'islam, en faisant le pèlerinage à La Mecque.
C'est entre ce personnage énigmatique, et un Jules Ferry, qui aurait pu être l'arrière-grand-père de Jean-Marie Le Pen, que la France a bâti une école, pour nous y raconter ses histoires. D'accord, nos ancêtres les Gaulois, ça nous faisait rire, mais nous faire admettre qu'après une guerre de 14 ans, l'Émir était devenu "un ami de la France", c'est plus difficile à croire. D'autant plus que le traitement réservé par la France au soi-disant ami n'a pas été très… amical, à en juger d'après les mauvais traitements qu'il a subis pendant près de cinq ans.
D'abord, Il a été victime d'une première trahison, lorsqu'il a été détourné sur Toulon, alors que les autorités françaises s'étaient engagées à le laisser partir pour Alexandrie (Égypte), ou Acre (Palestine). Le supposé ami a été traité comme un prisonnier, transféré d'abord à Pau, puis dans une bâtisse, lugubre et glaciale, baptisée pompeusement château, à Amboise, où une partie des siens a péri. Ce n'est qu'en 1851 qu'il a été autorisé à partir pour Istanbul, puis Damas, lieu de son exil final, où il a fini sa vie, et où il a été enterré à proximité de la tombe du mystique soufi, Ibn Arabi. Mais détrompez-vous, ce n'était pas par charité chrétienne, ou magnanimité, que Napoléon III avait décidé de rendre sa liberté de mouvements à l'Emir, c'est parce qu'il avait un plan. Le projet de "Royaume arabe", en Syrie, dirigé par l'Emir Abdelkader, visait à faire de l'Emir, en toute amitié bien sûr, l'instrument des ambitions colonialistes françaises au Proche-Orient.
Mais, instruit par son amère expérience, le résistant algérien avait opposé un refus catégorique à ce nouveau traquenard, et aux malheurs, qui l'attendaient au cas où il s'y engagerait. Si Voltaire ne l'avait pas précédé, l'Emir aurait inventé ce proverbe : "Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m'en charge !".
A. H.