Regarder demain 

Par Mourad Termoul

La pandémie que nous vivons constitue-t-elle un tournant dans l’histoire actuelle de la planète, ou une simple parenthèse ? La réponse n'est pas évidente. Pendant quelques semaines, entre février et mai 2020, pour la première fois peut-être, notre monde interdépendant, ultra-connecté, mobile a partagé une expérience commune: il s’est figé, confiné. Pendant ce temps suspendu, nous avons communiqué, patienté et aussi montré, dans les régimes autoritaires comme dans les démocraties libérales, une capacité collective à renoncer à des libertés fondamentales, et, en premier lieu, à notre liberté de mouvement. Cette crise inédite, cette «catastrophe sans coupable», comme la qualifie le politologue bulgare Ivan Krastev, a tout balayé sur son passage : notre capacité à vivre ensemble, nos certitudes… Et nos économies. Celles-ci s’en relèveront-elles? Difficile à dire. Les États ont débloqué des centaines de milliards de dollars et d’euros – plus de 2 000 milliards de dollars pour les États-Unis et plus de 500 milliards d’euros pour l’Union européenne –, mais cela suffira-t-il à relever des systèmes paralysés pendant des semaines, voire des mois? Le monde a déjà connu des crises planétaires récemment, mais celle-ci est inédite, rappelle Krastev : «Ce à quoi nous assistons aujourd’hui tient plus de la fin d’un cycle que de la répétition de quelque chose de connu, et l’échelle de la crise actuelle est tout autre : alors que la crise de 2008, par exemple, était avant tout celle du système bancaire et financier, aujourd’hui c’est l’économie entière qui est touchée.» La question finalement n’est pas tant de savoir si le monde va s’en remettre, mais comment il s’en remettra. Quels seront nos choix ? Ceux du repli sur soi ? Du populisme, du nationalisme et du protectionnisme ? Des voies sur lesquelles un certain nombre de pays, en Europe et ailleurs, s’étaient engagés avant cette crise sanitaire. Le monde va changer, nécessairement, après cette crise sanitaire et sociale. Cette phrase est déclinée sur tous les tons, sur tous les continents. Les optimistes estiment que si le monde aura du mal à se remettre de la terrible pandémie qui n’a pas terminé sa course meurtrière, il est disposé à se remettre en question et à s’ouvrir vers d’autres horizons."Rien ne sera plus comme avant", disent les uns. "Il y aura un avant et un après", renchérissent les autres. À entendre les partisans de la révolution numérique, nous construirons bientôt d’autres modes de production et de nouvelles organisations du travail. À écouter les tenants d’une révolution écologiste, la planète saura mettre à profit cette crise pour élaborer une nouvelle manière de gérer les ressources naturelles. Les uns et les autres disent qu’aucun événement n’ayant autant impacté l’activité de l’humanité entière que cette pandémie, le moment est venu de bâtir un monde nouveau. Mais voilà, sommes-nous bien certains que le monde peut changer ? Les deux Guerres mondiales, qui ont constitué des moments essentiels de mutations, essentiellement en Europe, ont permis d’adopter des réformes visant à la justice sociale. Des avancées financées par l’expansion économique consécutive à ces guerres. Les États ont alors puissamment aidé les acteurs économiques à investir dans de nouveaux domaines, de la reconstruction des pays détruits à l’industrialisation des biens de consommation. Force est de constater que nous ne vivons pas une situation similaire. Il s’agit moins de chercher de nouvelles ressources économiques que de construire un nouveau pacte social à l’échelle planétaire afin de réduire les inégalités persistantes. Les menaces sur l’équilibre du monde d’avant la pandémie demeurent et s’aggravent. La faim n’a pas disparu. Elle concerne près du dixième de la population mondiale. Les désordres climatiques vont accentuer des déséquilibres déjà à l’œuvre tant que la misère ne sera pas résorbée. Des tendances connues qui n’incitent pas à l’optimisme. Mais voilà, si l’homme est son pire ennemi, il est aussi son meilleur ami. C’est la raison pour laquelle nous devons conserver en nous, comme disait Aimé Césaire, "la force de regarder demain".
M. T.

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