
Faut-il se contenter du cadre strictement commémoratif des massacres commis par l’armée coloniale le 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata ? Le 80e anniversaire de ces massacres appelle à une mise en perspective pour mieux saisir les ressorts du mouvement national. Il nous aide surtout à comprendre que le déclenchement de la guerre de Libération, le 1er novembre 1954, a été l’aboutissement d’un combat ininterrompu, et que ses hommes n’étaient pas une génération spontanée, mais le fruit d’un long processus de maturation politique. Cette date doit être lue également comme un jalon dans un basculement géopolitique global. La fin de la Seconde Guerre mondiale a profondément ébranlé les empires coloniaux. Après un immense effort de guerre, les colonies ont légitimement nourri l’espoir d’une reconnaissance politique en retour. Or, cette illusion va vite se heurter au refus des puissances européennes de renoncer à leur domination. Pis encore, elles accentuent leur domination en redoublant de férocité. Autre conclusion directe de ce séisme : le compromis tant recherché entre le peuple algérien, réduit à l’état de sous-humains, et la colonie européenne apparaît désormais comme un vœu pieux. Ainsi, le 8 mai devient un point d’inflexion dans les luttes d’indépendance qui vont marquer l’après-guerre, et l’exemple algérien en est la parfaite illustration. Une tendance lourde s’est dégagée au PPA, pour aboutir à la création de l’OS, une organisation paramilitaire à l’échelle nationale. Le 1er novembre 1954, on les retrouvera à la tête du Front de libération nationale. En 1944, De Gaulle conseillait au général Henry Martin, qui dirigeait alors l’armée d’Afrique, qu’«il faut éviter que, pendant que nous libérons l’Europe, l’Afrique du Nord ne nous file entre les doigts». Trop tard, la guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif, le 8 mai 1945. Et le général de Gaulle n’avait rien compris. Le 8 mai 1945, tandis que la France fêtait la victoire contre le nazisme, son armée fit subir à des milliers d'Algériens, sortis ce jour-là pour réclamer leur droit à la liberté et à l'indépendance, les pires atrocités. Les civils européens et la police se livrèrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrirent les charniers et incinérèrent les cadavres dans les fours à chaux d’Héliopolis. Les documents historiques et plusieurs témoignages filmés révèlent que les assassinats de masse se sont poursuivis sur plusieurs semaines et se sont propagés à d'autres régions du pays. Les statistiques font état de plus de 45.000 martyrs tombés dans ces massacres, mais, toujours dans le déni de l’histoire, les rapports des forces coloniales n'ont pas fourni de chiffres sur les exécutions sommaires perpétrées par leurs milices de la mort. On ne le sait pas pour le 8 mai 1945, de même qu’on ne le sait pas non plus pour le 17 octobre 1961, quand la police de Papon a massacré à Paris et noyé dans la Seine des Algériens, lors de la répression d’une manifestation pacifique du FLN dans la capitale française. La polémique demeure aujourd’hui sur le nombre de victimes durant ces massacres. Mais faut-il céder à ce piège de la comptabilité macabre ? C’est une manière déguisée de se soustraire au tribunal de l’histoire. Cette polémique ressemble étrangement à une autre polémique, celle du nombre de Juifs tués par les nazis. Au lieu de 6 millions, faisons cette concession charitable aux révisionnistes et avançons le nombre minime de 10.000 Juifs massacrés par les Allemands nazis. Ce Smic de victimes va-t-il absoudre ce crime de son caractère génocidaire ? On est exactement dans la même problématique pour les massacres du 8 mai 1945 : combien de morts ? 30.000, 40.000 ou 50.000 ? L’élimination des Algériens comme groupe national était ciblée, et la répression était dirigée contre des civils désarmés, indépendamment de leur implication dans les manifestations. De ce fait, les massacres du 8 mai 1945 illustrent des éléments matériels qui correspondent à la définition du génocide. Ce n’est pas un hasard si le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a proclamé le 8 mai 1945, journée nationale de la Mémoire qui constitue, de l'avis de chercheurs en la matière, une autre halte historique indélébile, au vu des crimes abjects commis par le colonisateur et dont l'histoire retiendra l'atrocité et la barbarie. Évidemment, cet attachement « s'éloigne de toute surenchère ou négociation pour préserver notre mémoire et œuvre parallèlement au traitement du dossier mémoriel et de l'histoire en toute probité et avec objectivité ». Cela dans la perspective de jeter les bases de relations de coopération durable dans le cadre du respect mutuel. La persistance du déni de la France restera comme une plaie béante dans la justice historique.
Le 8 mai est un point d’inflexion dans la trajectoire des luttes d’indépendance qui vont marquer l’après-guerre, et l’exemple algérien en est la parfaite illustration.
B. T.