Rue Tanger : La sorcière d’Alger-centre

A. Asselah
A. Asselah

Reportage réalisé par Rachid Lourdjane - photos : A. Asselah

Dans l’usage et la mémoire locale, ce cœur palpitant de la capitale s’appelle « la Rue Tanger » quand bien même rebaptisée au nom de Ahmed Chaib, un martyr inscrit au mémorial des légendaires héros de la Bataille d’Alger. L’homme est connu aussi pour avoir rallié Ali la Pointe au combat. Si discret dans les récits historiques, Ahmed Chaib fut l’un des adjoints de Yacef Saadi dans la guerre contre le 10e Régiment de parachutistes de Massu. Cet axe de la commune d’Alger-Centre est une longue histoire. Mais c’est aussi un espace urbain qui fascine.

La rue Tanger, enserrée entre la rue Larbi Ben M’Hidi, le boulevard Ben Boulaid et la rue Abane Ramdane est desservie par la station de métro Ali Boumendjel. Son voisinage la rapproche de nombreux sites de grande importance. Nous retiendrons le Tribunal de Sidi Mhamed, le fameux cinéma Donyazad, le Musée d’Art moderne (MAMA), l’Hôtel Safir, le siège de la wilaya d’Alger, la grande mosquée Ben Badis, l’APN, le Sénat, le siège d’El Moudjahid et Horizon. Et la liste est longue avec la mosquée ibadite, la Place de l’Émir Abdelkader, l’APC d’Alger-Centre, sans compter la proximité du port d’Alger ou le siège du Palais du Gouvernement à trois cent mètres à vol d’oiseau. Cet axe si attractif par sa magie réunit deux mondes, l’Orient et la Méditerranée. Après la Casbah, cette fascinante voie symbolise l’âme profonde de la ville d’Alger, grouillante, active et cosmopolite. Une longue rue inondée de senteurs des cuisines où se mêlent la sardine, les épices et les odeurs de pain chaud et de viennoiserie. C’est un monde en désordre parfois répulsif sous le poids des incivilités. Mais on lui reconnait ce charme et ses couleurs vives et nuancées telle la palette d’un peintre d’art moderne, Pablo Picasso ou notre Denis Martinez. Un univers particulier avec son côté populaire, hyperactif, dédié à une multitude de boutiques commerciales et un art culinaire plutôt sommaire au sommet duquel préside la petite échoppe du regretté El Morro bien assis, post mortem, sur son trône de Roi de la Loubia. Ici c’est le règne des pizzas et karentita, venue de l’Oranie héritage de l’époque espagnole. Avec ces traits de personnalité, la rue Tanger ne laisse pas indifférent. Elle est au top niveau des célébrités dans la liste des lieux-dits de la capitale si l’on en juge par le nombre de visiteurs, les articles de presse qui lui sont consacrés et les commentaires élogieux ou non sur certains sites électroniques, notamment Babzman.

Un centre de gravitation

Alertées par cette surprenante popularité, les autorités locales et en particulier l’ancien P/APC Bettache ont eu le bon réflexe de lui consacrer un programme audacieux de réhabilitation. L’appel de détresse de la rue Tanger a été suivi d’un véritable plan Marshall Mais ce n’est pas facile. Le chantier général qui dure depuis une dizaine d’années dépasse le niveau de toilettage au sens habituel du terme. C’était du sérieux et l’argent seul ne suffit pas. Tout le bâti était chancelant avec des risques majeurs d’effondrement. Nos maçons qui n’ont pas volé leur triste réputation sont pour quelque chose dans la lenteur des chantiers. A cela s’ajoute le volume de travail et la rareté dans le collège des bons entrepreneurs. Les immeubles qui ont nécessité de gros travaux ont changé de main trois ou quatre fois avec des pauses qui ont duré des années. Les commerces et les habitués de la rue ont pris le pli. Les échafaudages et les amoncellements de madriers qui ont rétréci le passage ne causent plus de soucis aux gens. C’est tout juste une curiosité. Nous relevons beaucoup de réussites. Ainsi, le cinéma Marivaux dont la disparition est regrettable a laissé place à un immeuble d’habitation de très bonne facture architecturale en style moderne avec une certaine personnalité. Le vieux bâtiment qui longe Ahmed Chaib et Mohamed Sidhoum est en voie de finition. Il serait destiné à être un hôtel de transit sous l’autorité de la wilaya.

Du sol lunaire à la rue Tanger

Faut-il rappeler que cette artère ensorcelante a connu ses heures de gloire avec une activité étroitement liée au monde de l’édition, de la photo et du cinéma. C’est à la rue Tanger qu’est né le mensuel de mode Paris-Alger ancêtre de Elle et Femme d’Aujourd’hui ». La rue était le centre de l’édition avec Jourdan et Léon Marcel qui ont imprimé l’essentiel des œuvres des premiers écrivains coloniaux. L’industriel mondialement connu Eastmann Color qui a inventé la diapositive était logé dans l’actuel magasin d’instruments de musique des frères Lamri. En plus de cinquante ans d’existence, cette enseigne solidement ancrée dans sa vocation musicale accède au rang de patrimoine pour les mélomanes. Et justement dans la liste des patrimoines figure en bonne place la pâtisserie d’El Hadj avec sa palme de longévité. Du haut de ses 94 ans, El Hadj dont les friandises ont séduit le gouvernement du Front Populaire serait, sans doute, le plus ancien pâtissier au monde en activité doté d’un CV à couper le souffle. Il est notamment l’inventeur des Dziryates ces petits gâteaux à la pâte d’amande. La petite entreprise a connu des dégâts importants suite à l’effondrement du logement à l’étage il y a cinq ans, obligeant le chef à se délocaliser à Bouzaréah mais promettant un retour dès que possible. Les travaux sont achevés. La pâtisserie est réceptionnée. Les clients attendent le retour de l’incontesté Maître de la pâtisserie des deux rives de la Méditerranée. Le gargotier qui a reçu en 1970, l’astronaute américain Buzz Aldrin ayant foulé le sol lunaire est devenu une supérette sans aucune indication pour les nombreux curieux qui passent. Quatre mètres plus loin, un immeuble discret qui fut le consulat d’Autriche collé au Coco-Bar centenaire fréquenté par Kateb Yacine et son cercle d’amis parmi lesquels le peintre Issiakhem. Il y a longtemps, ce Coco-Bar était le Billard Palace où venait le sculpteur Belmondo, père de Jean-Paul Belmondo. Une bonne partie de ses œuvres est exposée au Musée national des Beaux Arts d’Alger face au jardin du Hamma. En face du Billard Palace se trouve un imposant immeuble affecté à un parti politique. Autrefois c’était une clinique.

Le mythique Bosphore

On arrive au restaurant sélect Le Bosphore, un petit trente mètres carrés qui a vu passer du beau monde du cinéma, notamment Jean Gabin pour le tournage de Pépé le Moko, une intrigue qui eut pour théâtre la Casbah. Le grand musicologue Iguerbouchen, mort en 1965, avait écrit la musique du film. Notre musicien qui avait séduit Vienne, la capitale autrichienne, habitait la rue Tanger, précisément au 3, rue Blanchard, actuellement Seddik Ben Abdelaziz. Sur les affiches qui annonçaient son concert en Autriche, l’imprimeur petit malin avait germanisé le nom en «Igor Woushen» Allez savoir pourquoi. Les fenêtres de notre artiste donnaient directement sur l’immeuble de Mustapha Skandrani. Le Bosphore du regretté Ammi H’cen a vu passer le boxeur Cherif Hamia et combien de journalistes d’Algérie Actualités et d’El Moudjahid : Halim Mokdad, Lyès Hamdani, Kheireddine Ameyar, Abdelaziz Hassani, Maloufi, le Pr en psychiatrie Bachir Ridouh, Meddour le cinéaste. Le peintre Renoir qui a consacré quelques toiles célèbres au Mausolée de Sidi Abderrahmane s’attablait au Novelty avec ses semblables mais la rue Tanger exerçait sur lui un certain attrait. Pressé par son cousin, maire de la petite ville de La Chiffa, il n’a pas eu le temps de consacrer une œuvre à notre rue. Et c’est dommage. Charlie Chaplin et Karl Marx ont été émerveillés par cette rue puisque tout au long de leur séjour, à une époque différente, ils se sont mêlés à la foule. Le philosophe allemand Karl Marx, venu de Londres, était affaibli par une tuberculose. Il était descendu à l’hôtel d’Angleterre, ruiné aujourd’hui par l’explosion d’une bombe en 1994. Charlie Chaplin était à l’Hôtel Aletti. Quant à Dalida et Eddy Constantine, ils préféraient Le Novelty à une trentaine de mètres de la rue Tanger. Centre de gravité urbaine d’importance majeure, emprunté quotidiennement par une foule immense, la rue Tanger opère un relookage profond et se promet une nouvelle parure de beauté pour sa prochaine sortie. Les autorités locales hésitent à lui conférer un statut de piétonnière. D’autant que le stationnement et la circulation sont soumis à une forte pression. Les nombreuses boutiques qui ont besoin d’être ravitaillées sont soumises à un problème grave de circulation et impossible d’imposer des horaires de circulation comme ce fut le cas dans les années trente, déjà ! Ce sera le statut quo. Seul regret dans cette opération, l’absence d’architectes spécialistes de l’esthétique urbaine pour la définition d’un style.

R. L.

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