
Entretien réalisé par : Salima Ettouahria et Kamélia Hadjib
Historien et universitaire, Mohamed Amine Belghit affirme que l'émigration avait contribué de manière très significative à la révolution de Libération nationale, non seulement avec de l'argent, mais aussi à travers la mobilisation des Algériens autour de leur Révolution. Il met en avant l'importance de divulguer les faits et de publier les documents, afin de révéler toute la vérité sur les massacres du 17 octobre 1961 et sur le colonialisme français.
El Moudjahid : Pourriez-vous, d’abord, donner aux jeunes générations un petit aperçu des manifestations 17 octobre 1961 et expliquer comment on est arrivé à une telle atrocité ?
Mohamed Amine Belghit : Les manifestations étaient principalement motivées par le rejet de nos émigrés et de la Fédération du FLN en France, dirigée par Omar Boudaoud, de la loi du 5 octobre 1961 imposant un couvre-feu discriminatoire et des restrictions de déplacement dans la capitale parisienne pour les Algériens uniquement, de 20h à 5h30, même pour ceux qui travaillaient la nuit. Mais en réalité, ces manifestations étaient une expression pacifique de soutien au combat du FLN pour l'indépendance de l'Algérie, particulièrement après les tentatives du général Charles De Gaulle de promouvoir son projet de l'Algérie-française, lors de sa célèbre visite à Tlemcen et Ain-Temouchent, le 9 décembre 1960.
Mais comment expliquer cette barbarie des forces de police française alors que les Algériens manifestaient pacifiquement ?
Les premiers incidents ont commencé avec l'interdiction d'une marche des Algériens sur le pont de Neuilly, où les premiers affrontements ont eu lieu avec un groupe de policiers comprenant 65 membres, dont certains étaient des harkis. Des émigrés ont été tués. Ensuite, les événements se sont propagés dans la plupart des banlieues parisiennes, notamment à la gare de Lyon, à la gare Saint-Lazare… Après avoir empêché les manifestants d'atteindre les Champs-Élysées et la place Saint-Michel, l’ordre a été donné d’arrêter et tuer les manifestants, et beaucoup d’entre-eux ont été jetés dans la Seine. Le rapport de la police française fait état seulement de 3 victimes, dont deux Algériens et un Français, alors que pour la Fédération du FLN en France, il y a eu l’arrestation de plus de 12.000 manifestants et la mort de 200 à 300 Algériens dont la plupart ont été jetés dans la Seine, sans oublier ceux qui ont été emprisonnés. En un mot, il s’agit d’un crime d'État par excellence.
Du point de vue historique, que représente le 17 octobre 1961 ?
Cette date a constitué un tournant décisif dans la lutte algérienne contre le colonisateur français. Un événement important qui ne s'est pas produit sans introduction. Il est, plutôt, le résultat d'un travail approfondi réalisé par le FLN qui a ouvert un deuxième front sur l'autre rive de la Méditerranée.
Dans une étape sensible et délicate de la révolution de libération marquée par des progrès remarquables dans les négociations entre les deux camps en guerre, et dans l'une des principales capitales du monde connue par une forte présence d'Algériens et d'Africains du Nord et d’une présence médiatique importante, qui pourrait transmettre la voix de la liberté que les manifestants scandaient et réclamaient dans toutes les régions du monde. Les manifestations du 17 octobre s'inscrivent, aussi, dans le contexte de la grande action populaire qu'a connue l'Algérie depuis la manifestation de Laghouat, d'Alger, Ain Temouchent, Tlemcen et Blida en 1960, puis les manifestations du 17 octobre 1961 qui ont démontré la solidarité des Algériens à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
La célébration de cette date est également l'occasion pour rendre hommage aux membres de notre communauté établie à l’étranger qui ont inscrit leur sacrifice dans l’histoire nationale. Qu'en pensez-vous ?
Absolument. L’implication des émigrés algériens dans la lutte pour le recouvrement de notre indépendance n’est plus à démontrer. Elle a grandement contribué financièrement à la révolution et encouragé des Algériens de différentes couches sociales à rejoindre le combat. L’émigration a toujours été à l’avant-garde des consciences politiques, depuis le début du XXe siècle, en ayant la capacité de bénéficier des expériences des peuples civilisés et d’entrer en contact avec des peuples qui souffraient de ce que subissait le peuple algérien, à l'instar des Vietnamiens, des Syriens et des Libanais.
Elle était plus proche des élites de gauche qui rejetaient le phénomène colonial, ce qui a permis de gagner le soutien d’éminentes personnalités. Je peux citer les porteurs de valises et le réseau Jeanson qui avaient aidé le FLN à transférer de l'argent de la France vers la Belgique, la Suisse, les Pays-Bas ou l'Allemagne, puis l'Italie, puis vers la Tunisie ou le Caire, ou tout autre endroit où cet argent pouvait être livré; c’était le moyen privilégié, en plus de l'argent donné par les pays arabes pour acheter des armes.
Quelle signification porte aujourd'hui la célébration des manifestations du 17 octobre 1961 ?
Ce douloureux anniversaire rappelle toujours aux Algériens les jalons de l’histoire de l’Algérie à travers les âges. Il est donc du devoir de tout un chacun de mobiliser les Algériens autour de cette culture historique. Il est vrai qu'il existe des problèmes sociaux et des circonstances particulières pour les jeunes, mais nous ne devons pas oublier qu'il est de notre devoir de nous souvenir de ces hommes, femmes, filles et garçons qui ont été jetés dans la Seine alors qu’ils manifestaient pacifiquement sur ordre du boucher-criminel Maurice Papon. Nous ne devons pas pardonner aux Français et rappeler quotidiennement à nos enfants qu'ils ont tué 10 millions d'entre nous entre 1830 et 1962. Les manifestations du 17 octobre 1961 ne sont qu’une facette de l’atrocité du colonialisme français traitant les manifestants civils par diverses formes de répression et de barbarie.
Reste à présent la reconnaissance de la France de tous ses crimes commis en Algérie. Une utopie, selon vous ?
Malgré la reconnaissance timide du président français actuel, Macron, des crimes commis lors des manifestations du 17 octobre 1961, cela ne suffit pas. Il est nécessaire de divulguer les faits et de publier les documents afin de révéler toute la vérité sur le colonialisme français en Algérie et sa laideur en appliquant la politique pragmatique de sacrifier l’autre pour préserver ses propres intérêts. La bataille de France et ces manifestations du 17 octobre 1961 ont eu un important impact sur le cours de la révolution nationale. Elles ont permis surtout d’accélérer les négociations entre le GPRA et le gouvernement français pour aboutir enfin à l’indépendance.
S. E./K. H.