«C’était la bataille de Paris, celle qui, par le formidable écho qu’elle a eu par la suite sur l’opinion publique internationale, a accéléré le processus d’indépendance de l’Algérie.»
«Les événements du 17 octobre 1961 à Paris constituent la dernière grande bataille de la lutte de Libération nationale.» L’auteur de ces mots n’est pas un homme politique ou un chef historique. Il s’agit du moudjahid Mohammed Ghafir, plus connu sous le surnom de Moh Clichy, l’un des planificateurs de la marche nocturne des Algériens de Paris, dans la nuit du 17 au 18 octobre 1961. Toujours bon pied, bon œil, malgré ses 91 ans passés (il est né le 19 janvier 1934), Moh Clichy a la mémoire vivace, surtout quand il s’agit d’évoquer les activités de la Fédération du Front de libération nationale (FLN) en France, dont le point d’orgue a été la marche du 17 octobre 1961. Natif de Guenzet, dans la Basse-Kabylie, où il fait son apprentissage politique auprès des scouts algériens, il rejoint Alger à 17 ans, pour suivre une formation professionnelle.
C’est après s’être évadé d’une caserne à Blida, où il avait été conscrit de force, qu’il rejoint la Révolution en France, en 1955, à l’âge de 21 ans. Moins d’une année plus tard, le congrès de la Soummam, sur proposition d’Abane Ramdane, recommande la mise sur pied d’une fédération du FLN en France, chargée d’encadrer les activités, qu’avaient déjà lancées les militants pro-indépendance, et de remplir trois objectifs : organiser l’émigration algérienne en Europe, soutenir financièrement l’effort de guerre, et éclairer l’opinion publique française et étrangère. «J’ai été parmi les premiers à rejoindre la Fédération du FLN.
C’est là que j’ai pris le surnom de Moh Clichy, car le FLN exigeait de chaque militant de prendre un surnom de guerre, afin que, pour des raisons de sécurité, ni mes compagnons de lutte ni les Français ne puissent connaître ma véritable identité», révèle Mohammed Ghafir. Ajusteur dans une usine à Paris, il était parmi les plus lettrés des milliers d’Algériens ayant adhéré à la Fédération, durant la guerre de Libération nationale.
«C’était la bataille de Paris, celle qui, par le formidable écho qu’elle a eu par la suite sur l’opinion publique internationale, a accéléré le processus d’indépendance de l’Algérie.»
De tous les événements, tragiques ou politiques, qui ont jalonné la lutte pour la libération, celui de Paris se distingue par une particularité : c’est le seul d’ampleur qui s’est déroulé en France, dans la capitale Paris. Ainsi, les Parisiens, en particulier, et les Français, en général, ont pu constater, de visu ou via les comptes rendus de la presse métropolitaine, non soumise à la censure ou au dictat des hommes politiques, et des médias internationaux accrédités à Paris, qu’en dépit de la propagande de la France coloniale, les Algériens étaient attachés à l’indépendance. Plus même : la sauvagerie de la répression coloniale, que les politiciens français avaient tout fait pour démentir ou même atténuer, s’est manifestée au cœur-même de la capitale française, lorsque des Algériens, qui défilaient pacifiquement, ont été jetés sans état d’âme dans la Seine, au mépris de tout respect pour la personne humaine.
«Le 17 octobre 1961 est le couronnement d’un long travail de la Fédération du FLN», témoigne Mohammed Ghafir. En effet, sitôt les directives du Comité de coordination et d’exécution (CCE), organe exécutif issu du congrès de la Soummam, reçues, la Fédération de France a commencé à les exécuter, afin, notamment, d’ouvrir un nouveau front en France métropolitaine. Au-delà de combattre le Mouvement national algérien (MNA), un parti algérien qui n’avait pas accepté que le FLN déclenche la guerre de Libération nationale, elle s’attaquait à ceux qui symbolisaient la trahison de la révolution, en exécutant, le 27 mai 1957, Ali Chekkal, vice-président de l’Assemblée algérienne, alors qu’il se trouvait aux côtés du président de la République française d’alors, René Coty, au stade de Yves-du-Manoir à Colombes, et le sénateur Cherif Benhabylès à Vichy, le 23 août 1957. Cependant, un ordre est venu du FLN, pour que le 25 août 1958 à minuit, une série d’actes de sabotage soient commis simultanément en France, pour que la guerre de Libération soit officiellement portée sur le sol français. Il y a eu, cette nuit-là, des attaques des dépôts de carburant à Mourepiane, Alès, Marseille, Port-la-Nouvelle, Frontignan, Toulouse, Gennevilliers, Narbonne, Le Havre et Notre-Dame-de-Gravenchon, ainsi que de la cartoucherie de Vincennes, de l’aérodrome militaire de Vélizy-Villacoublay, du paquebot Président-de-Cazalet et bien d’autres cibles. «Les consignes du FLN étaient strictes : attaquer des cibles économiques et militaires, mais pas de civils, pour que la population française ne se retourne pas contre nous», témoigne Moh Clichy.
«On a demandé aux Algériens de Paris et de sa banlieue de sortir en famille, avec femmes et enfants, pour se promener sans armes ni banderoles.»
Il y a eu également une tentative ratée d’assassiner Jacques Soustelle, ancien gouverneur d’Algérie et ministre de l’Information. «En conséquence, le préfet de Paris de l’époque, Maurice Papon, qui avait été ramené de Constantine avec pour consigne claire de régler ses comptes avec les Algériens de Paris, avait décidé de faire venir d’Algérie environ 500 harkis, pour qu’ils infiltrent la Fédération de France et torpillent leurs activités», se souvient Moh Clichy. Les actions de la Fédération de France se sont multipliées au fil du temps, jusqu’à obliger Maurice Papon, le 6 octobre 1961, à instaurer un couvre-feu pour les «Français musulmans», entendre par là les Algériens, dans tout Paris et sa banlieue, de 20h30 à 05h30.
Estimant cette mesure discriminatoire, le comité fédéral décide, après consultation du FLN, d’appeler les Algériens à braver pacifiquement le couvre-feu. «On a demandé aux Algériens de Paris et de sa banlieue de sortir en famille, avec femmes et enfants, pour se promener sans armes ni banderoles. Il a été décidé de le faire dans la soirée du 17 octobre. Grâce à ses informateurs, Papon a eu vent du projet. Pour le contrer, il a mobilisé 7.000 policiers et auxiliaires de police, et 1.500 gendarmes. Toutes les portes de Paris et les bouches de métro étaient surveillées. Environ 22.000 Algériens étaient sortis pour manifester et la moitié d’entre eux ont été soit tués, soit arrêtés, soit expulsés en Algérie.»
En sa qualité de responsable de la Wilaya I de Paris (rive droite de Paris et sa banlieue nord), Mohammed Ghafir n’a pas été autorisé par la direction à participer à la manifestation, mais les échos qu’il a eus, à travers la radio ou les rapports récoltés à l’occasion d’une réunion de bilan, le 31 octobre 1961, faisaient état d’une répression terrible. «Alors que nous examinions les rapports pour essayer d’établir un bilan chiffré, le quartier où nous nous trouvions a été encerclé par la police, ce qui nous avait obligés à détruire de suite tous les documents et nous enfuir», regrette-il. Cependant, il se fie à l’historien Jean-Luc Einaudi, qui, après de longues et sérieuses recherches, a recensé 395 Algériens tués, cette nuit-là.«C’était la bataille de Paris, celle qui, par le formidable écho qu’elle a eu par la suite sur l’opinion publique internationale, a accéléré le processus d’indépendance de l’Algérie. Même le président des États-Unis, John Fitzgerald Kennedy, horrifié par les images qui avaient fait le tour du monde, avait fait pression sur le général Charles de Gaulle pour l’indépendance de l’Algérie. Effectivement, quelques mois plus tard, l’Algérie s’est libérée de colonialisme. Cela a été un tournant décisif.
C’est pour cela que je dis qu’il s’agissait de la dernière grande bataille de la lutte pour l’indépendance», conclut Moh Clichy, non sans émotion à l’évocation de tous ses anciens compagnons d’armes, qui ont quitté ce bas-monde l’un derrière l’autre.
F. A.